Lucien Poirier                                                                                               La crise des fondements                                                               

Page d'accueil

       
       
       
   

 

 La crise des fondements

   Identifier ou établir les fondements de l'action politico-stratégique, Selon Lucien Poirier, c'est reconnaître ou poser le socle des axiomes, principes et éléments primitifs.  Ces éléments, au fond de la pensée de l'agir collectif, explicites ou non ou plus ou moins voilés par les faits manifestant son exercice, assoient sa légitimité et engendrent les raisons et les règles de ses opérations. 

Poirier en tant qu'officier général ( CR ) de l'armée de terre, membre de Prospective et d'Evaluation du ministère des armées,  était  l'un de ceux qui contribuaient à formuler la stratégie nucléaire française. 

L'ouvrage " La crise des fondements" du général Poirier,  est une analyse des données politico-stratégiques des années 80 où l'effondrement de l'univers soviétique et la fin du système bipolaire ébranlaient le socle des grands principes sur lesquels, durant plusieurs décennies, les stratèges ont fondé leur politique de défense et leur stratégie militaire.  C'est donc cette crise de fondement que le général Poirier met en lumière.

OTAN et fondements stratégiques

  L'auteur de la crise des fondements mène une analyse sur la stratégie nucléaire française. Le général Poirier situe la France dans un système-Monde souffrant de crise de fondement. Une France  face aux choix  de stratégies    face à l'OTAN et les nouvelles données stratégiques  dans le monde. Il note que  la France du général De Gaulle a  édifié une stratégie moderne sur des fondements politique anciens. Selon lui, l'élection de fondements conservateurs pouvait être légitimement refusée au nom d'une autre  "idée de la France". Il va par la suite analyser les manoeuvres stratégiques de la France et sa marche vers l'Europe. Le modèle stratégique de la France avait été construit en retenant, parmi les invariables pour la période 1960-1980, l'existence d'un Autre alors dénommé, par euphémisme, l'adversaire potentiel. Cet adversaire - L'URSS et le pact de Varsovie-  était par sa nature, son grand dessein affiché, son énorme potentiel militaire et sa doctrine d'offensive par surprise, nucléaire et/ou classique, désigné sans ambiguïté comme l'ennemi-futur préférentiel, unique même, et éternisé dans l'espace européen.  Or les partenaires de l'Alliance atlantique manifestent la même difficulté que la France à s'émanciper des anciens paradigmes politiques et modèles stratégiques. Tous reconnaissent que le concept de l'ennemi désigné n'a plus de sens dans un espace européen politiquement remembré par l'unification de l'Allemagne et  la dérive, vers l'Ouest, des anciens satellites de l'URSS . La crainte de l'agression par surprise susceptible d'escalader vers le paroxysme nucléaire a disparu, pour toutes les raisons abondamment commentées par la littérature des années 80.

Le Général Poirier souligne qu'en bonne logique, la question de l'Alliance atlantique, en tant qu'organisation militaire fondé sur un ennemi désigné, devrait donc être posée en termes politico-stratégiques moins conservateurs, globalement, que ceux adoptés lors des réunions tenues, en 1991 pour adapter l'OTAN à la nouvelle situation. Selon lucien Poirier, les raisons et l'argument le plus fort contre la conservation de l'OTAN dans sa forme actuelle, réside dans le réseau de contraintes psychologiques et de pesanteurs bureaucratiques dans lequel elle piège les Européens qui voudraient manifester leur volonté d'identité politique et de défense. De toute évidence, pour le général Poirier, les esprits ne sont pas mûrs pour cette radicale transformation du système transatlantique. En bonne logique donc , l'absence de l'ennemi désigné et le projet européen ne peuvent que fortifier la position adopté par la France, dans les années 60, en refusant d'inscrire son système militaire dans celui, intégré, de l'Alliance. Ce fondement de notre stratégie est évidement consolidé par la mise en question d'une OTAN qui se survit plus pour des motifs politiques que pour des raisons militaires.

  Le nucléaire et l'ennemi

  Selon le général Poirier, l'actuel effacement de la stratégie nucléaire semble donner raison aux détracteurs des anciens théories. Elles sont désormais inutiles dans la mesure où, selon Poirier, son mode de dissuasion n'est plus effectif faute d'un ennemi désigné dont le potentiel militaire et l'ordinaire conduite politico-stratégique constitueraient une " menace" permanente, modulé par une probabilité d'actualisation variable mais jamais nulle. En outre, l'arme nucléaire ayant toujours été une arme de statut politique, cela suffit pour qu'on se croit autorisé, désormais, à attribuer à sa seule  "existence"  des vertus dissuasifs intrinsèques, indépendante des situations politico-stratégiques réelles.

L'auteur prend l'exemple du secrétaire à la Défense américaine, Les Aspin, qui en 1992, alors Chairman of House Armed Services Committee, s'interrogeait sur la pertinence et l'efficacité de la dissuasion nucléaire dans la nouvelle configuration du monde. Position qui semble contredire le Nouveau Concept Stratégique établi lors du Sommet de l'Alliance atlantique ( 7,8 novembre 1991  à Rome). Depuis la fin des années 80, tout conspire donc à modifier profondément,  dans la politique et la stratégie intégrale des Etats avancés, les poids relatifs des stratégies économiques, culturelles et militaire. La volonté générale incline au désarmement militaire, et cela, non seulement parce que les tensions négatives interétatiques se sont relaxées, qu'engendraient hier de radicales oppositions nourrissant la psychose de guerre et justifiant la course aux armements, mais aussi parce qu'il faut répondre aux nécessités urgentes de politiques intérieurs que des économies fragilisées rendent plus conflictuelles. Pour le générale Poirier, si aujourd'hui on peut distraire les peuples en mal de spectacle par la mise en scène médiatique d'opération militaires limitées et cantonnées sur les théâtres extérieurs ( Iraq, Yougoslavie, Somalie ) le divertissement ne les mobilise que quelques soirées

Alors le général Poirier affronte deux familles d'esprits très typés, deux modes de pensée souvent étrangers l'un à l'autre, qui  partageaient le théâtre du débat intellectuel sur les implications du fait nucléaire. La première est une pensée dure et froide se voulant objective et rigoureuse: celle des techniciens de l'armement et des militaires affectés au champ, bien découpé dans la problématique de la stratégie nucléaire, des questions posées par la production des effets physiques requis pour induire chez l'Autre l'effet psychologique d'inhibition  identifié à l'effet dissuasif. La deuxième est celle spéculative, discursive et conjecturales des sciences humaines, sociales et politiques appliquées à la théorie et à la pratique des relations internationales.  Politiques et militaires n'ont cessé de " parler dissuasion" sur le mode incantatoire, comme si le langage d'hier fournissait encore la clef permettant de décoder l'univers politico-stratégiqueissu de la guerre froide.  L'obsédante  pensée du risque nucléaire les annexait nolens-volens à l'empire d'une stratégie en extension laquelle leur conférait d'autres dimensions, voir une nouvelle raison d'être, et leur imposait de nouvelles problématiques.  La théologie de la paix et de la guerre, le droit  et  la philosophie ont réagi à la  " bombe"  et longuement interrogé le principe de dissuasion nucléaire et le ambiguïtés de la non-guerre par la menace.  Les études politique se sont étendues au niveau du statut des systèmes d'alliances et à leurs contraintes limitatives imputables au fait nucléaire, aux nouvelles conditions de la stabilité du système international, au contrôle et aux réduction  des armements, etc.  La géopolitique et la géostratégie ont dû introduire les capacités nucléaires dans leurs évaluations comparatives des facteurs de puissance et de vulnérabilité, et dessiner les espaces sanctuarisés et les zones grises.

  Dans l'état actuel des choses, on peut douter que la communication puisse s'établir entre les pensées locale et globale. La problématique de la violence armée, réel ou virtuelle, en tant que moyen de la politique n'a donc pas  été simplifiée , autant qu'on aurait pu l'espérer, par la fin de la guerre froide. Les polémiques soulevées,  en France par sa participation  à la  guerre du Golfe en témoignent.  Le tire de deux missiles Tomahawk sur Bagdad  ( 26 juin 93), a troublé les observateurs, regrettant que cette initiative ait été décidé unilatéralement  par les américains.  L'autre exemple, la guerre des Malouines  qui a été décidée, préparée et conduite par les seuls Britanniques, la projection des forces est généralement  conçue  comme la participation à des forces collectives.  En valorisant le mode de projection des forces,  la littérature  militaire retourne à ses sources classiques: les opérations de guerre,  explique le général Poirier.  Et cela, même s'il s'agit, comme dans le Golf, de guerre très limitée dans l'espace, le temps et les moyens engagés.

  Pour  Lucien Poirier, un système ouvert, actif et finalisé est une organisation complexe d'éléments fonctionnels, différenciés et interactifs, elle-même  interactive avec son environnement ( les autres systèmes). Cet organisme reçoit, stock, produit, consomme et convertit de l'énergie. Cette organisation et ce travail  sont commandés   par l'information dont le flux circulent entre éléments du système, entre celui-ci et les autres, et dont les données procèdent de leurs interactions et transformations  mêmes.

La triade fondamentale organisation, énergie, information - qui se déterminent réciproquement -  structure donc ces machines  que sont les systèmes politico-strategique, dans leur totalité dynamique, et leurs  sous-systèmes militaires.   Elle fournit une grille de lecture et indique le sens de leurs évolutions historiques. 

La complexité de l'univers politico-stratégique n'est donc plus , aujourd'hui, ce qu'elle était aux temps de la multipolarité ordinaire. Elle est d'un ordre supérieur -  une hypercomplexité - dès lors que cet Univers, naguère structuré, a éclaté en une nébuleuse d'entités  - systèmes d'acteurs et d'actants -  plus hétéromorphes.    Penser le système global des acteurs, c'est penser un objet qui n'est plus modèlisable, comme hier, avec ses seuls composants " massifs" : les protagonistes étatiques. Sa granularité transforme la problématique de l'information : celle-ci doit être à la fois et simultanément globale et fine; donner à voir et à comprendre, à la fois et simultanément, l'ensemble et le détail de complexions successives de l'Univers politico-stratégique.

  Le paysage politico-stratégique ayant été bouleversé par l'effondrement du système bipolaire, on a cru pouvoir représenter sa nouvelle configuration en substituant, à l'ancienne modélisation Est-Ouest, celle d'une partition entre pays du Nord et du Sud.  La dynamique chaotique du Système-Monde affecte immédiatement la France dès lors que les turbulences agitent l'Europe, et non plus uniquement de lointaines régions dont le désordre la concerne moins directement. C'est là le fait nouveau qui modifie l'organisation de la stabilité du système européen issu de la guerre froide.  Dans cet esprit, même quand elle n'assume pas sa fonction usuelle dans une stratégie de dissuasion effective, la capacité nucléaire n'est pas seulement un moyen d'affirmer le statut politico-stratégique de l'acteur-France dans le Système-Monde: elle signifie aux Autres la conscience méta-politique de son identité et la volonté de persévérer  dans son être- ce qui confère une nouvelle dimension à la question des essais nucléaires.

Lucien POIRIR,  La crise des fondements,  Paris, Economica, 1994,  186 pages.