La fatalité de la prolifération                                                                                       Mohamed Abdel Azim   Journaliste                                   

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Les Etats-Unis et la fatalité de la prolifération

 Les petits arrangements avec le nucléaire (de Baruch à Bush)

 

Le président américain, George W. Bush, admet, le 18 octobre, à la chaîne de télévision ABC, pour la première fois, qu’une analogie est possible entre la guerre en Irak et la guerre au Vietnam. Il déclare que l'on pouvait peut-être comparer les attaques actuelles, contre les forces américaines en Irak, avec l'offensive historique du Têt en 1968. "Il pourrait avoir raison", dit le président Bush au journaliste qui lui demandait si l'éditorialiste Thomas Friedman pouvait, comme il l'a fait dans le New York Times du même jour, comparer les attaques contre les forces américaines par les Irakiens à l'offensive du Têt. Cette offensive est un évènement majeur de la guerre du Viêtnam. A l’image de la bataille de Diên Biên Phu, qui conduit la France à négocier les accords de Genève en position militairement faible pour terminer la guerre d’Indochine en1954, l’offensive de Têt oblige les Etats- Unis à négocier les accords de Paix de Paris en 1973 en position de faiblesse à la fois politique, par la contestation croissantes en Amérique, et aussi militaire à cause du résultat psychologique de cette offensive. Cette analogie qui implique le symbole de retrait précipité et une évacuation traumatisante des ressortissants dans un hélicoptère, est-il le signe avant coureur d’une nouvelle ère de la politique américaine que l’on peut qualifier de “phase de confinement” ? Je tente ici d’analyser les échecs successive d’efforts américains qui justifient cette nouvelle tendance vers une politique plus défensive par rapport à la tendance extensionnelle affiché jusqu’à présent.

 L’Amérique conteste de plus en plus les raisons pour lesquelles George Bush conduit la guerre en Irak. Basée essentiellement sur la menace affichée par Washington envers les théoriques armes nucléaires que Saddam Hussein possède ; depuis 2003, l’armée américaine n’arrive pas à s’en sortir du bourbier irakien. Il est claire que suite aux attentats du 11 septembre 2001, la perception américaine de la menace pousse Washington à entreprendre une série de mesures en vue de lutter contre le terrorisme et la prolifération nucléaire. L’administration Bush axe sa politique sur l’extension de la lutte le plus loin et en profondeur. Cette conception aboutit à la mise en place de l’opération de guerre contre les Talibans fin 2001. Deux ans plus tard, cette même logique mène à l’invasion de l’Irak avec comme visée le renversement de Saddam Hossein qui se montre non-dissuadable par la puissance américaine sur fond d’un programme nucléaire clandestine qui s’avère fictif depuis. Le constat de la non-existence des armes nucléaires en Irak, les difficulté à rétablir l’ordre dans les villes irakiennes, l’existence d’acteurs non-dissuadables à proximité de ce pays ou encore les difficultés américaines en Afghanistan donnent une image d’une puissance impuissante. Au lieu de sentir sa force l’Amérique présent une menace de plus en plus grandissante. Cette situation orientent la conception des Etats-Unis de la menace et façonne leur stratégie pour les années à venir.

 C’est un échec, écrit Jeffrey Richelson qui suit l’évolution de la politique américaine depuis la Deuxième Guerre mondiale[1]. Cette politique vise à dissuader certains pays à ne pas développer des armes nucléaires. La dernière politique américaine contre la prolifération, basée sur la vision de l’administration Bush à travers un axe du mal, n’a pas forcement résolu le problème ou guéri ce mal chronique. Durant des décennies Washington suit sa politique contre la prolifération mais l’échec des différentes administration d’y mettre fin aboutit à la conception d’une démarche basée sur la persuasion par la dissuasion rationnelle. Cette politique à destination des pays en voie de nucléarisation ne donne pas les résultats escomptés. Le passage à la phase de la persuasion est l’illustration de l’échec de la première phase : la politique américaine contre le prolifération nucléaire. L’échec de cette phase de persuasion, qui trouve ses origines dans l’échec de la dissuasion envers des Etats non nucléaires, pousse Washington à mettre en place une troisième phase de sa politique : une politique défensive. Il s’agit de deux axes le premier étant le bouclier anti-missile et le deuxième est la stratégie spatiale. Cette stratégie spatiale prône la "liberté d'action" des Etats-Unis. Cette liberté leur donne le droit à interdire si nécessaire l'espace à tout pays « hostile aux intérêts américains ».

 Depuis l’arrivée de George Bush au pouvoir, l’administration américaine accentue la deuxième phase de leur politique : la persuasion. Cette politique convie à s’interroger sur le bien-fondé d’une politique théoriquement destinée à dissuader un pays de se doter de l’arme atomique. Mais elle a eu, par la menace et la pression, l’effet contraire[2]. Les menaces américaines n’avaient pas plié Saddam Hussein qui suivait une politique de défi envers Washington. Cette situation mène à la guerre en 2003. Après l’Irak, les menaces américaines envers l’Iran et la Corée du Nord n’ont ni persuadé, Ahmadinejad, ni dissuadé Kim Jong-Il. Chacun d’entre eux joue sur la corde sensible des dilemmes particuliers et insolubles pour Washington. Ces dilemmes, en plus des difficultés américaines en Irak et en Afghanistan, empêchent la mise en place d’une possible intervention militaire contre ces deux pays. Il ne reste plus que les sanctions pour les Etats-Unis. Depuis de longues années, et malgré la menace de sanctions, le premier poursuit son challenge et le deuxième prise le tabou. Washington échoue dans sa politique de persuasion envers d’abord l’Iran et puis la Corée du Nord. Ils affichent une claire volonté de défier les menaces et les pressions de Washington d’imposer des sanctions économiques. Cette conception basée sur des sanctions semble à son tour échouer. Pyongyang, l’isolé depuis des décennie, sort de la clandestinité et effectue son premier essai nucléaire.

 Lorsqu’on suit la politique américaine on s’aperçoit que depuis le plan Baruch en juin 1946[3], les États-Unis se sont clairement opposés à la prolifération nucléaire. C’est le cas jusque dans les années 60. Cependant, l’opposition américaine à la prolifération des armes nucléaires est à peine accompagnée d’une politique logique, cohérente et bien définie[4]. Durant les années 50, la prolifération nucléaire n’a pas été considérée par les faiseurs de politique américains comme une question globale nécessitant une orientation particulière. L’administration Eisenhower opte pour une stratégie sous le signe de la paix : Atoms for Peace. Cette politique se montre limitée et c’est sous la présidence de John F. Kennedy que les États-Unis considèrent que la non-prolifération nucléaire mérite une ligne politique plus stricte. Malgré cela et en 1964, la Chine devient alors la 5ème puissance nucléaire. A cette époque, d’autres candidats sont potentiellement et techniquement capables de franchir le pas. Émerge alors l’idée d’une norme internationale et sous l’administration Lyndon B. Johnson, d’un traité de non-prolifération des armes nucléaires. Washington tend alors à considérer qu’une politique ferme, globale et concertée peut freiner la prolifération des armes nucléaires. Mais depuis, le nombre de pays détenteurs de la bombe atomique a doublé (avec Israël, l’Inde, le Pakistan et dernièrement la Corée du Nord et bientôt l’Iran)[5].

 À la lecture des événements des années 60, on a tendance à dire que la prolifération est inévitable par un effet de réaction en chaîne. Quatre décennie plus tard, ce constat est toujours d’actualité. L’essai nord-coréen risque de déclencher une cascade non contrôlable dans la zone du sud-est asiatique (Corée du Sud, Japon et Taiwan) La peur de l’Iran comme future puissance nucléaire risque à son tour de déclencher une autre cascade dans la zone du Moyen-Orient (Arabie Saoudite, Egypte ou encore la Turquie)[6]. Ce constat rappelle ce qui s’était passé lorsque la Chine est devenue la cinquième puissance nucléaire dans les années 60 du siècle dernier. L’Inde avait besoin de se sécuriser et cela aboutira, dix ans plus tard, à faire de l’Inde une puissance nucléaire.

 A cette époque l’ambassadeur américain en Inde Thompson tire la sonnette d’alarme dans une lettre adressée au Department of State et propose de rassurer New Delhi en cas d’attaque par l’un de ses voisins. D’après Thompson, le facteur principal en jeu dans la décision indienne de développer ou non son arme nucléaire, dépend des assurances données par Washington[7]. Mais d’une part ces assurances n’ont jamais eu lieu, d’autre part la Chine procède à son deuxième essai nucléaire. Il faut donc rassurer Nehru. Dans un rapport daté du 27 février 1965 et envoyé aux ambassades américaines à Moscou, à Tel-Aviv et au Consul américain à Hong Kong, le Department of State (page 4, point numéro 5), fait allusion aux assurances de soutien de Washington à Nehru lors de la visite du Président Eisenhower en 1959. Nehru aurait, selon le document (page 2, paragraphe 2)[8], demandé l’aide militaire américaine en 1962.

 La note souligne aussi que les États-Unis ne peuvent aller au-delà des assurances et qu’ils entendent défendre l’Inde en cas d’attaque chinoise. Un an après, le 29 mars 1966, le secrétaire d’État Dean Rusk écrit une note dans laquelle il souligne que les Indiens ont pris la décision de développer un programme nucléaire militaire. Il souligne aussi que si cette décision est appliquée, l’Inde sera en mesure de procéder à son premier test nucléaire dans un an. L’Inde, selon la note de Dean Rusk, a suffisamment de plutonium pour procéder à la fabrication de la bombe atomique[9]. Malgré les oppositions internes, l’Inde poursuit son programme nucléaire et suite à l’essai chinois du 24 octobre 1964, le Président de la Commission de l’énergie atomique indien, annonce que son pays procédera peut-être à la fabrication de l’arme nucléaire, sauf si des pas significatifs sont faits pour un désarmement général. Dix ans plus tard, en mai 1974, l’Inde procède à son premier test nucléaire. Deux semaines après ce test, un rapport écrit par le Department of State estime que l’essai indien a pour but de dissuader la Chine. Trois ans avant que la Chine procède à son premier essai nucléaire, les Américains ont déjà l’information sur les prétentions chinoises. Cela remonte à septembre 1961. La question est alors comment contrer la Chine communiste. L’option choisie est celle de donner le feu vert à la prolifération asiatique. C’est faute de pouvoir arrêter le programme nucléaire chinois, que les États-Unis cherchent à contrer la Chine par l’un de ses voisins.

 Dans cette région, il y a le Japon, l’Inde et le Pakistan qui peuvent avoir les capacités techniques dans ce domaine. Il n’y a que la candidature de l’Inde qui semble être retenue. Un document avec un contenu impressionnant, daté du 14 septembre 1961, montre que le département d’État se fait des soucis à propos de l’impact psychologique d’une détonation nucléaire de la Chine communiste. La dénucléarisation de la Chine n’est pas l’option choisie. Washington ne fait rien que de constater et il faut agir autrement. La question est comment faut-il donc agir ? La réponse se trouve dans un rapport qui recommande une action face à un possible essai nucléaire de la Chine communiste prévu dans deux ou trois ans. Le chef du Conseil de planification de la politique du département d’État, George C. McGhee présente son rapport au secrétaire d’État Dean Rusk. Le rapport McGhee est étonnant. Écrit le 13 septembre 1961[10], le 4ème paragraphe de la deuxième page recommande de chercher la prévention du côté indien. « Il serait souhaitable qu’un pays asiatique ami puisse rivaliser la puissance avec la Chine communiste. Aucun candidat n’est plus probable que l’Inde. (…) Face à ce constat, s’il faut choisir entre la Chine et l’Inde et tant que nous manquons de possibilité d’action, il vaut mieux que le premier pays asiatique soit l’Inde et non pas la Chine. »


[1] Jeffrey T. Richelson, Spying on the Bomb: American Nuclear Intelligence from Nazi Germany to Iran and North Korea, New York, W.W. Norton, 2006.

[2] Le Monde, 10 octobre 2006 (page 2).

[3] The Baruch Plan (Presented to the United Nations Atomic Energy Commission, June 14, 1946). Source : Nuclear Age Peace Foundation, Nuclear Files Documents, Barush Plan.

[4] Avner Cohen, “Israel and the Evolution of the US Nonproliferation Policy, The Critical Decade, 1959-1969”, Center for Nonproliferation Studies, The Nonproliferation Review, Vol. V, N. 2, hiver 1998.

[5] Le président iranien Mahmoud Ahmadinejad déclare, le 11 avril 2006, à la télévision iranienne, que l'Iran va rejoindre prochainement le club des pays qui ont la technologie nucléaire.

[6] Gordon Corera, Shopping for Bombs: Nuclear Proliferation, Global Insecurity, and the Rise and Fall of the A.Q. Khan Network, Oxford University Press, septembre 2006, 304 pages.

[8] State Department Telegram for Governor Harriman from the Secretary, February 27, 1965.  Source : National Security Archive, Subject-Numeric File, 1964-1966; Central Files of the Department of State, Record Group 59; National Security Archive, Washington, D.C.

[9] State Department Cable, “Possible Indian Nuclear Weapons Development”, March 29, 1966 (secret). Source : National Security Archive, Subject-Numeric File, 1964-1966; Central Files of the Department of State, Record Group 59; National Security Archive, Washington, D.C.

[10] Anticipatory Action Pending Chinese Communist Demonstration of a Nuclear Capability. By George G. McGhee. 13 septembre 1961. Source : National Security Archive. (Voir la fin du 4ème paragraphe de la 2ème page).