Un regard
historique peut clarifier les préceptes de liens ou de
divergences qui ont pu donner lieu à l’état actuel dans
lequel se trouvent le monde arabe et son voisin iranien. Le
Moyen-Orient vit actuellement l’une des périodes les plus
instables depuis la Deuxième Guerre mondiale. Dans ces
conditions, où l’histoire accélère ses pas, une grille de
lecture aide à mieux clarifier les enjeux de la situation de
conflictualité durable.
Pour cela, je tente de
suivre une approche analytique aidant à mieux comprendre
l’articulation des relations entre ce monde et son voisin
perse et par là même, l’état des lieux de la région du
Moyen-Orient.
Ce regard historique
apporte une clarification autour d’un malentendu historique et
durable autour du monde arabe. On arrive à connaître les
raisons du recours au terme de rupture et non pas celui de l’évolution
au sens de graduation d’une pensée politique en ce qui
concerne les événements majeurs dans ce monde. Historiquement,
il y a eu un état de collapsus continuel dans le monde arabe
d’abord “dynastisé” à partir du VIIIème siècle,
avant d’être anesthésié depuis le XVe. Ce monde est par la
suite envoyé, par les Ottomans, vers la voie la plus étroite
de despotisme. Le réveil de ce monde de son long sommeil est
difficile[1]. L’absence d’un modèle politique solide dans
les pays arabes fragilise sa résistance à la pression externe
et aux éléments d’extrémisme internes.
Pourtant,
l’importance de la période qu’a traversé le monde arabe
durant le VIIe siècle, allait avoir pour effet de donner à la
vie, intellectuelle, culturelle et sociale, un tour particulier.
Le VIIIe siècle a donné lieu à une avancée dans de multiples
domaines, littéraires, scientifique et philosophique, dont
Damas, Bagdad ou le Caire demeuraient les centres incontestés.
Si le IXe fut le siècle de la philosophie, le Xe a été celui
de la modernisation et de la pensée scientifique arabe. Mais le
XIIIe constitue le siècle du déclin dans cette prospérité
intellectuelle. Le XIVe est particulièrement marquant. Il est
le début d’un repli durable de ce monde sur lui-même.
Les penseurs arabes qui
ont abordé durant des siècles tous les sujets et qui
s’interrogeaient sur l’univers, sur ses lois et sur la
rationalité, n’ont pas abordé les questions relevant de la
philosophie politique. La décadence commence lorsqu’ils
concentrent leur attention sur les palais des dynasties.
Le constat actuel
montre que des divisions historiques sont en phase de ressortir
à la surface comme jamais auparavant. Elles deviennent
aujourd’hui le début d’une ère nouvelle qui risque
d’aboutir à un chaos généralisé. Les néo-conservateurs américains
peuvent alors ouvrir la boite de pandore de ce qu’ils désignent
comme le croissant sunnite (Egypte, Jordanie, Arabie Saoudite)
contre un axe chiite (Iran, Irak, Liban)[2]. Quelles sont donc
les raisons et quelle est la visée de l’usage des notions
telle que sunnite et chiite ? Afin d’apporter quelques éléments
de réponses à ces questions, j'aborde dans un premier temps du
point de vue historique, les racines des divisions
sunnites/chiites sur fond de rapports entre le monde arabe et
l'Iran. Dans un deuxième temps, je tente de développer les
raisons historiques de l'action des néo-conservateurs visant à
utiliser cette division afin de provoquer un état de chaos régional,
basé sur les conceptions de la théorie des catastrophes développée,
dès 1970, par René Thom[3].
Jeu de dominos,
l’un tombe le reste suit
De par leur proximité
géographique, le rapport entre Arabes et Iraniens est depuis de
longs siècles un rapport de deux voisins qui se rivalisent et
qui ont dû faire face, chacun de son côté, à de multiples
vagues de pressions externes. Historiquement, à l’image
d’un jeu de dominos, lorsque l’une de ces parties tombe, le
reste suit. C'est le cas en 1255, lorsqu’une armée arrive du
sud-est de l’Asie et occupe la Perse ; trois ans plus
tard, en 1258, elle s'empare de Bagdad, de Damas et du
Caire. Lorsque la Perse cède devant les Mongols, l’armée du
général Houlagou, le petit-fils de Gengis Khan, s’empare de
leur terre, la porte du Moyen-Orient s’ouvre à l’invasion
des Mongols. Ces derniers mettent définitivement fin à la
dynastie arabe des Abbassides qui règne depuis cinq siècles.
De l’autre côté,
c’est à partir de l’Egypte que l’empire des Perses
commence à perdre de sa puissance face aux Grecs. C’est le
cas en l’an 370 av. J.-C., lorsque les satrapes de l'Empire
perse entrent en révolte contre le pouvoir central. Après
l’aide des Grecs aux rebelles en Egypte contre le pouvoir
perse, les choses changent. En effet, l’indépendance de l'Égypte
en 404 av. J.-C., ouvre la voie à Alexandre le Grand vers
une victoire décisive. Cette victoire intervient pour la première
fois lors de la bataille d’Issos (sud de le Turquie) en
l’an 333 et puis lors de celle de Gaugamèles en l’an 331
av. J.-C. Cette dernière a lieu dans le nord de l’Irak (près
de la ville d’Erbil). Cette bataille est aussi, appelée
bataille d'Arbèles en référence à la cité d'Arbèles (Erbil)
dans le Kurdistan actuel[4].
Ces évènements ont
beaucoup de signification dans l’usage des néoconservateurs
américains. La conception de leur politique dans la région
vise à affaiblir l’un afin de faire tomber l’autre ou
encore provoquer la chute des deux par le scénario du chaos généralisé.
Pour le cas iranien, les néoconservateurs jouent sur les deux pôles
(Bagdad et le Caire) comme un début pour affaiblir les Perses.
Si l’Irak, depuis le début des années 1980, est le centre et
la source de la conflictualité, l’Egypte est, depuis le chute
du Shah d’Iran en 1979, le centre de la diplomatie américaine.
Depuis le début du 21ème siècle, les néoconservateurs visent
à classer les pays de la région en deux camps. Il y a d’un côté,
le trio dit modéré (Amman, le Caire, Riyad) par opposition aux
“non modérés”. A l’intérieur de ce classement et depuis
l’échec en Irak, ces mêmes néoconservateurs tendent à
appuyer sur le facteur sunnites/chiites au sein même des deux
camps.
Pas en mon nom
La majorité des
populations arabes se démarquent de ce qui se passe ici ou là
en son nom. Une écrasante majorité se sent prise en otage à
la fois par des acteurs non étatiques, ou des groupes qui
n’ont pas de visage ni d’objectifs clairs, tel que Al-Qaïda.
Cette majorité se sent aussi prise en otage par des régimes
dynastiques et par des réquisitoires permanents venant de
l’extérieur sans définir de quoi et de qui nous parlons.
C’est l’exemple de Ely Karmon lorsqu’il explique que
« l'existence de deux tendances islamistes
concurrentes au sein du monde musulman -le modèle chi'ite révolutionnaire
iranien opposé au modèle sunnite radical wahhabite ou
salafiste- est un facteur déterminant dans la stratégie des
nombreux groupes terroristes agissant au Moyen-Orient. »
D’après Karmon, « l’existence de deux tendances
islamistes parallèles -le modèle chi'ite révolutionnaire
iranien opposé au modèle sunnite radical wahhabite ou
salafiste -modifie l'idéologie et la stratégie des nombreux
groupes violents agissant dans le monde musulman"[5].
Lorsque Ely Karmon note
que « ceci est clairement illustré par la guerre
terroriste ouverte opposant groupes chi'ites et sunnites au
Pakistan, en Afghanistan et en Irak, ainsi que, récemment, au
sujet de la guerre menée par le Hezbollah contre Israël »,
il avance que « l'objectif était de former une
alliance internationale composée d'organisations et de groupes
islamistes sunnites, ainsi que de dignitaires musulmans
partageant une idéologie politique et religieuse commune et se
retrouvant autour d'une stratégie mondiale de Guerre sainte (jihad). »
Lorsqu’on évoque une
idéologie politique, il faut noter que cet aspect est absent
depuis long temps et son absence provoque le collapsus
continuel des sociétés arabes. Mais, si ce monde
disposait de son modèle politique, les choses auraient été
totalement différentes à l’heure actuelle. Comment avancer,
comme le fait M. Karmon, l’idée d’une stratégie
mondiale issue d’une société qui n’a même pas les
structures permettant l’élaboration d’une stratégie locale
dans l’un des pays arabe ?
Si ce monde disposait
d’un modèle structuré, basé sur des valeurs de pluralisme,
de concertation et de la liberté de penser, les mouvements
contestataires de nationalisme religieux n’auraient pas la
place qu’ils occupent actuellement. J’avance ici l’idée
de l’opposition entre deux concepts majeurs. Le jihad
(comme terme combatif et largement utilisé en Occident) à l’ijtihad
(comme invitation à l’initiative par la méthode, la
connaissance et la science et absent depuis des siècles dans le
monde arabe.) Le premier est largement répandu et assimilé à
une “guerre sainte”. Alors que le deuxième (l’ijtihad)
est absent et reste dans l’oubli abandonné et indéfini.
Les questions qui se
posent sont alors les suivantes : Sait-on que le terme de Guerre
Sainte n’existe pas dans l’Islam ? Peut-on considérer
le phénomène Al-Qaïda comme une chose au sens durkheimien ?
Autrement dit, peut-on dissocier Al-Qaïda du monde arabe, ou
musulman, avec lesquels cette chose est systématiquement associée ?
Quelle est la visée de l’usage et de l’opposition de terme
chiite à celui de sunnite ? Au fond pourquoi ici, dans le
Moyen-Orient, et pourquoi maintenant, après l’échec américain
en Irak ?
Des attitudes
intellectuelles restent étroites et se caractérisent par des
schémas basés sur des interprétations exagérés voire erronées,
par des fausses causalités entre les faits et les différents
phénomènes sociaux. Nous nous trouvons alors pris entre le
trio de ce que j’appelle le malentendu historique. Tout
d’abord, nous sommes confrontés au malentendu propre au monde
arabe et au déphasage entre ce même monde et sa propre
histoire ; le malentendu des interprétations erronées et
biaisés par le regard des orientalistes qui tentent à voir ce
monde arabe avec des lunettes déformantes ou la frontière
entre monde arabe et monde musulman n’est jamais clarifiée.
Enfin, on trouve le malentendu concernant le manque de la place
d’un vrai débat social, d’un espace civique ou symbolique
solide et l’absence d’un modèle politique arabe. (A
suivre ...)
Mohamed
Abdel Azim*
Lyon - France
Mohamed
Abdel Azim est docteur en Science politique, journaliste à
EuroNews, membre du Comité
Directeur Newropeans
en charge des affaires méditerranéennes et arabes. Il est
l’auteur du livre : Israël
et la bombe atomique, la face cachée de la politique américaine,
Paris, publié aux éditions l’Harmattan, 2006.
[1]
Mohamed Abdel Azim, “Allez, Yallah”, Newropeans Magazine, 14
mars 2007.
[2] "Sunnites-chiites :
nouvelle guerre ?" , L'Express, 11 janvier 2007.
[3] René
Thom, Stabilité structurelle et morphogenèse, essai d'une théorie
générale des modèles, 1972.
[4] Cette
bataille est aussi appelée bataille d'Arbèles en référence
à la cité d'Arbèles (Erbil) dans le Kurdistan actuel.
[5] Ely
Karmon, “Chi’isme et sunnisme : vers une radicalisation
des discours”, Journal d’études des relations
internationales au Moyen-Orient, V. 2, N. 1, janvier 2007.
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