Individu et crise systémique                                                                                                                                                                                      

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Individu et crise systémique  

L’arrêt du jeu interactionnel renvoie à la non-logique systémique telle qu’elle est définie par David Easton, 1979. Nous supposons que la logique systémique peut-être appliquée aussi bien au niveau macro «  système politique » qu’au niveau micro, un acteur «  individu » fonctionnant sur les mêmes bases d’un système. « Il existe des conduites qui s’expliquent par la rupture ou la désorganisation des mécanismes de décision ou des rapports de classes. Dans tous les cas, les conduites de crise sont dominées par l’absence de communication », A. Touraine, 1976.

Dans une situation de crise systémique, les Outputs de l'acteur ou le système A n'obtiennent pas  de feed-back de l'acteur ou du système B. ( B étant mort ou disparu). L'acteur ou le système A compense par un auto feed-back, et une alternative vers C. C'est de C : mémoire, rituel, commémoration etc, que l'acteur ou le système A obtient le feed-back alternatif ( auto-généré). L’acteur ou le système cherche le rétablissement d’un soutien ou d’un équilibre  compensateur de l’absence du feed-back : un auto-feed-back  

Le constat d’usage de la commémoration vise à éviter des séquelles ou un déséquilibre qui menace la cohésion d'un groupe ou l'intégralité d'un individu. Nous sommes donc dans la  logique de l’interaction. La clef est dans la notion de système " un ensemble dont toutes les parties sont interdépendantes, et qui possède un minimun de structuration". Michel Crozier et Friedberg, 1977, p 243.  Les flux d’inputs font pression sur un système ou un acteur A ; ces entrées provoquent des outputs chez lui. Les outputs de A provoqueront des réponses chez le système  ou l'acteur B,   qui, à son tour, donnera des réponse à ces impulsions, par un effet de rétroaction en boucle «  le feed-back loop »   D. Easton 1979. p 411  Nous nous intéressons surtout à l’usage dont on fait de la mort comme objet, à ce jeu de glissement permanent en va-et-vient entre deux notions: vie et mort.

 

                                                     La réalité sociale

Si Jean-Paul Gourevitch, 1998, se pose la question " qu'est-ce qu'une image ?, c'est parce que cette question,  pour lui, figure en exergue des cinq leçons préliminaires sur l'image, dans l'ouvrage de Collard, Giannattasio et Melot, 1995. L'éthymologie et la linguistique comparée révèlent dès les origines une acception plurielle: voir/idée, apparence/illusion, exprimer/reproduire.  Par  rapport à la parole qui relève de la communication orale et au texte qui relève de l'écriture, une image est un manifeste contenant une figuration avec du texte et du son ( musique).  Ces derniers peuvent s'inscrire sur des supports aussi différents que le papier, la pierre, le tissu ou l'écran.

Les affiches peuvent constituer des supports de l'image fixe politique. De même, les films et les différents supports d'image peuvent contenir, produire ou représenter du politique de différentes manières. Dans quel cas de figure dira-t-on qu'une image relève du politique? Le référent de l'image peut apparaître comme politique,  et son propos ne pas l'être, ou le contraire. C'est là où réside l'art de ce que Jean Luc Godard  appelle «  la forme qui pense »  ( le cinéma).

 

Entre  métaphore, symbole et politique, la mutation de la société à laquelle l'image se réfère, est difficilement séparable de l'histoire. Dans la Bible, on trouve déjà la première image politique: celle du serpent. Tout est annoncé dès l'origine, note Gourevitch 1998: le double jeu du présentateur-prescripteur, la stratégie du désirable qui entre en conflit avec l'idéologie, la répétition du slogan " croque la pomme", la technique du bouche à oreille, et la punition quand l'annonciation est devenue dénonciation. Politique et propagande se côtoient, et cela passe par : une image architecturale ( édifier dans le sens de faire élever), une image religieuse ( édifier dans le sens d'instruire par l'exemple). Les pharaons incrustent leur légitimité dans les chambres mortuaires de leurs pyramides. L'imprimante nous introduit dans  un second âge " l'âge de la propagation". Le cinéma peut être défini comme le troisième âge, " l'âge de la figuration animée". L'oeil ne regarde plus seulement une statue , il ne lit plus un tableau  ou une affiche contre un mur, il ne feuillette plus successivement les pages d'un livre. En plus de ces moyens existants, les lettres peuvent être remplacées par des trames, les mots par des images fixes. L'oeil les lit, suite à une succession rapide de 25 images/seconde. Les pages du livre sont remplacées par un écran blanc, dans une salle noire, silencieuse. Les yeux ouverts, le public assiste à une illusion qui remplace la réalité. On vit  des histoires issues tout simplement d'un art; un art appréhendé, grâce à une technique de projection.

Le phénomène cinéma cache-t-il des faits sociaux qui peuvent être constitués comme objet d'études sociologiques? Nous le supposons et nous essayons de le mettre en évidence. Notre objectif est de placer ce travail sur deux niveaux : d'une part le passage de l'individu à la société, et d'autre part le niveau interactionnel du rituel, avec comme pour objet la mort. Si l'on considère que l'individu peut fonctioner comme un système et que la société en est un, on peut déduire qu'individu et société ont des bases de fonctionnement communes ou au moins homologues au niveau interactionnel , face à la disparition et à la mort. Le premier est un niveau d'interaction personnelle, le deuxième, la société, étant constitué d'un ou plusieurs groupes d'hommes faisant corps, fonctionne comme un. Si on admet que la souffrance pour un individu ou un groupe,causée par la mort, provoque un conflit interne ( individuel  ou  collectif), on peut supposer que, pour diminuer ce conflit, ils essaient de passer par un jeu interactionnel avec leurs morts. Ce processus peut être un moyen de régulation de conflit senti intérieurement par un individu ou un groupe. L'individu trouvera l'arrangement adapté à la situation pour rétablir un équilibre systémique perturbé par la mort. On trouvera peut-être autant de manières à retrouver cet équilibre que des personnes souffrantes ; malgré cela, il est évident qu'un trait commun les lie: communiquer à travers la parole ou le gestuel. Que dit-on dans les discours et les cérémonies de groupes pour commémorer les morts, ou bien encore, lors de la disparition de figures reconnues par le groupe, comme  symbole de l'une de leurs valeurs? Nous supposons que l'individu ou le groupe va chercher dans le passé du ou des morts ce qui aidera à établir le processus interactionnel entre acteur vivant et acteur mort. Ce processus prendra des formes différentes pour l'établissement du jeu d'interaction. Il peut prendre des formes physiques: figurations, statues, lieux, écritures etc. Il peut prendre aussi des formes abstraites: dates, récits, rites etc.

Ces manifestations aboutissent à une régulation de la vie collective et ainsi de la vie d'un individu au sein de son groupe. Cette régulation puise ses ressources dans le passé, avec comme visée de résoudre un conflit difficilement réglable par d'autres moyens ( médiation, négociation, arbitrage, intégration  ou usage de la force ).  Cette interaction a une fonction de régulation de la vie individuelle et collective.

 Peut-il y avoir une interaction possible avec les morts?  Des ouvrages cinématographiques qui, en apparence, ne traitent pas des thèmes politiques peuvent-il néanmoins en contenir?

Nous sommes partis à la recherche du politique dans des oeuvres cinématographiques. Trois films avec trois regards différents sur un thème: la disparition. Des personnages qui se souviennent du passé  et  qui ont perdu un être cher. C'est le cas de Laura qui souffre après la disparition de la personne qu'elle aimait,  dans le film de Chris marker," Level 5". C'est aussi le cas de Jumbo, François et Zaza, dans le film de Pascale Ferran, " Petits arrangements avec les morts". Ils sont en deuil;  après la disparition d'une personne chère, chacun  s'arrange avec cette disparition. Enfin Rose, dans le " Titanic ", le film de James Cameron, qui se souvient 84 ans après, des détails de la disparition, devant ses yeux, d'un être qu'elle a aimé, ainsi que de la disparition de centaines de personnes lors du naufrage du Titanic.  

La question est à répétition et la réponse ne correspond pas aux attentes. C'est le cas de la petite Alice, face à TWIDEULDEUME, lorsqu' elle lui pose la question pour connaître le bon chemin qui conduit à la sortie de la forêt. Elle n'obtient que des réponses qui lui font répéter la question. On la remercie même d'avoir posé la bonne question; Alice n'aura pas de réponse.  L. Carroll, 1990, p290.

Sommes- nous dans une phase de crise systémique dans laquelle le feed-back loop de  D.  Easton, 1979,  ne fonctionne pas de façon fluide ?  Tout laisse à penser que la réponse est oui, car la mort, en provoquant une souffrance, fait naitre de la part des vivants, un jeu interactionnel avec les morts, en mettant en place des rites interactionnels respectant des règles précises.

La notion de feed-back permet d'avoir un approche compréhensive dans l'analyse des systèmes politiques ou d'individus. La recherche de l'équilibre par un système, impose un minimum de processus interactionniste avec son environnement. Ce processus est basé sur des mécanismes de feed-back entre le système et les autres éléments de  son environnement. Cet échange d'information est un processus constant. Un système change de but de façon permanente, en fonction des informations et des flux de pressions en provenance de son environnement, afin d’atteindre les objectifs, fixés par ledit système. Ces changement d'objectifs sont accompagnés par des décisions prises par le système.  Le jeu d'interaction s'arrête-t-il après la disparition d'un individu? La réponse logique est oui, puisque la personne physique a disparu. Toutefois, nous supposons que ce jeu d'interaction continue d'exister sur la base de souvenirs, de mémoires et sous forme de rites commémoratifs pour les groupes. Ces rites d'interaction continuent de remplir un rôle et une fonction de régulation, malgré l’absence en apparence de signe d'interaction en va-et-vient entre deux actants.

Nous supposons que les outputs des vivants ne sont pas en attente d'un feed-back mais sont déjà générateurs d’un « auto-feed-back ». L'acteur est donc simultanément auteur des outputs et aussi des feed-back. Ces feed-back sont donc des colmateurs de séquelles, porteurs d'équilibre pour la cohésion d'un groupe. 

Une crise systémique, pour nous, ne signifie pas l'arrêt du jeu d'interaction. Ceci signifie que le Feed-back entre les deux agents-acteurs en interaction est biaisé ou parasité par des facteurs extérieurs, ou par la disparition physique de l'un des acteurs. Cette disparition met une fin définitive à une interaction directe du point de vue physique,  le feed back est donc interrompu. Ceci ne signifie pas l'arrêt d'émission d’outputs de la part de l'acteur vivant, soit envers d'autres acteurs vivants - l'objet d'échange est la mort-, ou envers les morts ( commémorations) ; l'objet d'échange interactionniste entre vivants est le passé et la mémoire.

Ainsi, la boucle interactionnelle se ferme mais d’une façon ne répondant pas aux attentes de l'émetteur.  Nous nous demandons si la crise systémique entre vivants ne cherche pas à trouver un équilibre systémique, par un détour  passant par un objet commun : la mort. On peut comparer cela à un dialogue des sourds : les canaux de la  communication sont établis, mais le contenu communicationnel est vide de sens. Pour donner un sens à ce dialogue et retrouver un équilibre systémique entre vivants, c'est dans le passé que l'on va le chercher. La mise en scène ou les récits concernant ceux qui nous ont quittés, les fait participer de nouveau au jeu interactionnel ; ils deviennent ainsi acteurs ponctuels,  source d’équilibre systémique.

 
Pour atteindre l'équilibre systémique, tout se passe comme si le schéma était simple alors que cela  cache une complexité profonde sur fond de souffrance, individuelle ou collective. On peut même dire que celui-ci ressemble à une conflictualité, que l'on cherche à éviter ou à résoudre. A première vue, on a l'impression que cela est facilement évitable ou très simple à résoudre, mais la réalité montre que cela est plutôt compliqué et que cela ne s'arrange pas de façon mécanique ou systématique.  

Dans la partie équilibre recherché, on essaye de rendre simple et d’arranger une conflictualité ressentie par un individu ou un groupe social par la mort. Dans la partie de déséquilibre, la conflictualité provoquée par la mort malgré la gravité, ne s'arrange pas. Nous ne focaliserons pas notre regard sur les fonctionnements des systèmes, mais plutôt sur les Outputs-Inputs de chacun, autour d'un objet : la mort. Ainsi, cette démarche ne peut être détachée du cadre d’analyse systémique. Les individus, qui sont des éléments constitutifs du système de fonctionnement d'un groupe, peuvent être à leur tour des systèmes, si on les considère ainsi.

L'absence d'interaction entre un individu ou un groupe, et un disparu ( faisant partie d'un passé interactionnel), provoque un intensification de jeu interactionnel de l’individu ou du groupe en compensant ainsi la carence provoquée par la disparition. L’interaction, produit d’un échange verbal, et telle que Mead la définit,  est le centre de l'objet de ce travail.  «  ... une certaine attitude d’un individu qui provoque une réaction chez l’autre. Cette réaction à son tour, provoque différentes attitudes et réactions chez le premier, et ainsi de suite indéfiniment »  G. H. Mead 1934, p 12-79.  

Cette interaction ne se produit pas dans un cadre classique tel que celui défini par la «  théorie générale des systèmes », fondée sur les apports conjoints de la biologie et de la cybernétique. Notre modèle d’analyse de ce jeu d’interaction autour de la mort,  est celui de D. Easton,1979 : le modèle d'une analyse systémique ( Inputs, Outputs et Feed-back). Une précaution est à souligner : la mort est l'objet d'interaction pour un individu ou un groupe, afin de rétablir l'équilibre déstabilisé par la disparition. Cette interaction ne vise pas un feed-back de façon systématique, mais a plutôt comme visée le rétablissement ou le maintien de l'équilibre d’un individu ou d'un groupe.

Au plus fort et au plus haut degré du maintien de l'équilibre d'un groupe, on trouve les récits de l'histoire ou des histoires propres au groupe, les légendes ou encore les mythesCette logique, dès qu’il s’agit de la mort, ne fonctionne pas de façon continue en boucle. Elle se met en place, par un groupe ou un individu, sans un feed-back immédiat. La boucle de feed-back ne se ferme pas.