De la Corée du Nord à l'Iran, quel avenir pour le Moyen-Orient ?

Mohamed Abdel Azim[1]

À la fin de l’année 2002, lorsque George W. Bush brandit la menace de Saddam Hussein, il évoque le danger que le monde en général et les Etats-Unis en particulier encourent devant la menace théorique des armes nucléaires irakiennes. Au même moment la Corée du Nord se déclare en phase finale de la production de sa première bombe atomique. Depuis 2003, date de l’invasion de l’Irak et la chute du régime de Saddam Hussein, l’administration Bush se trouve confrontée à deux sujets majeurs en terme de prolifération nucléaire : le dossier nord coréen et celui de l’Iran. Face au dossier de Pyongyang, Washington privilégie la diplomatie jusqu’à ce que le régime de Kim Jung-Il passe à l’essai nucléaire en octobre 2006. Cet essai dévoile la fragilité de la politique américaine contre la prolifération et met en évidence une fissure idéologique entre Washington d’un côté et la Chine et la Russie de l’autre. Cette situation, marquée par une méfiance chinoise, aboutit à l’adoption d’une résolution avec des sanctions à la carte. En ce qui concerne le dossier nucléaire iranien Washington, adopte une position ferme depuis des années. Depuis l’essai nord-coréen, Washington a du mal a convaincre Moscou du bien fondé d’une résolution imposant des sanctions économiques pour faire plier l’Iran et le persuader à abandonner son programme nucléaire.

Washington qui oscille entre fermeté et hésitation opère sur une échelle à trois niveaux. Sur les deux extrémités de cette échelle, on trouve l’usage de la force d’un côté et la difficulté de l’action de l’autre. Dans ce nouvel environnement, Washington navigue entre trois scénarios graduels. le scénario sans appel de va-t-en guerre (le cas irakien), le scénario diplomatique dans un régime de dialogue assorti de sanctions à la carte (le cas nord coréen) et enfin le scénario de l’incapacité d’action pour arrêter un programme nucléaire d’un pays techniquement capable et politiquement déterminé (le dilemme iranien). Face au dilemme de la prolifération, Washington navigue à l’estime. La politique américaine contre la prolifération se compare à un navire, avec Washington comme capitaine. Ce capitaine navigue dans une zone dangereuse et a perdu le contrôle du navire. Cette analogie métaphorique fait surgir la question relative au rôle du capitaine du navire. Ce capitaine, qui se trouve dans une mer extrêmement agitée ne peut plus vraiment tenir la barre. Pour la navigation, ce capitaine n’utilise plus les procédés de guidage perfectionnés. Ces procédés, qui aident le capitaine à déterminer la position du navire à tout instant, à ajuster sa course en fonction de la dérive, à éviter les obstacles qui apparaissent sur l’écran du radar et à résoudre tout problème, ne lui servent plus car il a adopté un ligne droite. Bref, dans la linéarité de Washington, l'électronique, qui permet, sur le plan des décisions de résoudre tous les problèmes posés au capitaine, ne peut plus remplir ses fonctions. La partie vitale, celle qui contient le système de communication, mue par l'électronique (comme celui de la CIA), est volontairement mise en veille par le capitaine. Au lieu d’aider et de permettre de résoudre tous les problèmes posés par la conduite du navire, ce système ne sert pas car il est ignoré par le capitaine. Dans le domaine de la prolifération, la linéarité washingtonienne ne tient pas compte des effets du jeu d’interaction dans lequel rien ne peut être calculé à l’avance. La linéarité de Washington aboutit à des calculs visant à limiter les risques de prolifération. Cette linéarité voit du nucléaire là où il n’y en a pas et mène la guerre en Irak. Cette même linéarité traîne le pas envers le nucléaire là où il est supposé être et prône le diplomatie envers Pyongyang. Enfin cette linéarité, en raison du cas irakien et nord coréen, perd de la vitesse diplomatique et de la crédibilité d’action face au programme nucléaire iranien.

 

1/ Le revers de la Corée du Nord

Lors d'une crise diplomatique avec les Etats-Unis, la Corée du Nord expulse les inspecteurs de l’ONU en 2002. Depuis le test nucléaire nord coréen début octobre 2006, les Nations unis ont adopté des sanctions économiques et commerciales à l’encontre de Pyongyang. La relation entre Washington et Pyongyang est conflictuelle depuis 1994. A cette date, Pyongyang et Washington passent un accord, sans doute imparfait, mais il stipule le gel de la production de plutonium en échange des garanties sécuritaires américaines. Washington, en 2002, déclenche une crise en arguant que Pyongyang poursuit un programme clandestin d’enrichissement de l’uranium. La suite de cette crise aboutit à faire sauter les seuls verrous aux ambitions de Pyongyang : la surveillance par l’Agence internationale de l’énergie atomique de son programme nucléaire selon l’accord de 1994. Lorsque Washington considère que celui-ci est caduc, la Corée du Nord, expulse les inspecteurs de l'AIEA en décembre 2002, avant de se retirer du TNP un mois plus tard. Pyongyang fait de la levée de sanctions financières le préalable à son retour à la table des négociations multipartites à six (Chine, deux Corées, Russie, Etats-Unis, Japon). Ces pourparlers visent en vain, depuis août 2003, à la convaincre de renoncer aux armements nucléaires. Le dialogue s’enlise durant deux ans (2003 et 2004) mais en septembre 2005, à l’issue de la quatrième session, un accord se dégage. Cet accord est de nouveau suivi d’une offensive américaine contre les menées criminelles du régime, assortie de sanctions financières qui ont étranglé le pays. Depuis, la Corée du Nord refuse de revenir à la table des négociations en liant la levée des sanctions à la reprise des pourparlers.

 

L’essai nucléaire de Pyongyang inflige un revers à Bush écrit Philippe Gélie[2]. Mais avec la résolution numéro 1718, Washington trouve une issue avec laquelle la face est sauvée. Toutefois, le dilemme n’est pas pour autant terminé. Le 14 octobre 2006, l'ONU impose des sanctions économiques et commerciales à Pyongyang après son essai nucléaire du 9 octobre. Cette résolution indique que le Conseil de sécurité agit au titre du Chapitre VII (qui permet de larges pouvoirs d'action, y compris militaires) et prend des mesures au titre de l'article 41 du Chapitre VII. Cet article, mentionné à l'insistance de Pékin, prévoit des mesures n'impliquant pas l'emploi de la force armée. Elles sont donc uniquement économiques ou commerciales. Cette crise laissera la trace d’une fracture idéologique entre les Etats-Unis et la Chine. La perspective d’un effondrement de la Corée du Nord à l'est-allemande, constitue un cauchemar pour Pékin. L’opposition de la Chine et de la Russie à l’usage de la force contre la Corée du Nord trouve sa racine dans les années 50. En effet, entre 1950 et 1953 et lors de la guerre de Corée, les bombardements américains donnent un effet incroyablement dévastateur et ces campagnes aériennes américaines sont suivies de menaces de la part des Etats-Unis envers Pyongyang. Washington menace de recourir à l’usage des armes nucléaires ou chimiques en plus des allusions à la destruction des barrages nord coréens[3]. Ces menaces poussent la Corée du Nord à en tirer des conséquences et à se mettre sur la voie nucléaire[4]. Rappelons que le Président américain Harry Truman fait savoir, lors de sa conférence de presse du 30 novembre 1950,  la possibilité de l’usage des armes nucléaires contre la Corée du Nord. C’est alors que le Premier ministre britannique se rend à Washington pour des consultations[5].

 

Le passé tourmenté du conflit entre Américains et Nord-coréens touche la Chine et marque l’URSS. La Chine intervient de manière officieuse à travers des « volontaires du peuple chinois » et ce conflit irrite Moscou qui n’hésite  pas à taper du poing sur la table au sein de l’ONU en 1960, après avoir brandit la menace nucléaire en 1956, lors de la crise de Suez. Ce passé agité est toujours vivant et gère symboliquement les rapports entre les puissances nucléaires et notamment au sein du trio Washington, Pékin et Moscou. C’est le cas en octobre 2006, lors de la session du vote de la résolution 1718. L’ombre de Nikita Khrouchtchev revient hanter le Conseil de sécurité et rappelle les souvenirs de la guerre froide. L’ONU vient de voter sa résolution numéro 1718 imposant des sanctions contre la Corée du Nord. Lors du débat, le souvenir imagé de la guerre froide est présent et vient hanter la salle du Conseil de sécurité lorsque l'ambassadeur américain John Bolton compare la politique de la chaise vide de la Corée du Nord au geste célèbre de Nikita Khrouchtchev tapant sur un pupitre avec sa chaussure. Car peu après l'adoption de la résolution 1718 du Conseil de sécurité sanctionnant son pays, l'ambassadeur nord-coréen à l'ONU, Pak Gil-yon, rejette cette résolution, accusant le Conseil d'utiliser des méthodes de gangster. Après quelques critiques virulentes des Etats-Unis, l'ambassadeur nord-coréen se lève et quitte la salle. M. Bolton demande alors la parole pour déplorer l'attitude consistant à lancer quelques phases musclées, puis partir. « C'est l'équivalent contemporain de Nikita Khrouchtchev tapant avec sa chaussure sur son pupitre à l'Assemblée générale », dit M. Bolton. A ces mots, son homologue russe, Vitaly Tchourkine, s'est tourné vers le président de séance, l'ambassadeur du Japon Kenzo Oshima, lui demandant d'user de son influence pour faire en sorte que les participants « s'abstiennent d'analogies inappropriées, même sous le coup de l'émotion ».

En 1960, dans un épisode resté célèbre, Nikita Khrouchtchev, qui dirigeait l'Union soviétique, avait frappé son pupitre avec sa chaussure, lors du débat annuel de l'Assemblée générale, pour contester les propos du Premier ministre britannique Harold McMillan qui critiquait le Yougoslave Tito, allié de l'URSS.

 

Les sanctions contre la Corée du Nord pourraient-elles mener à une nouvelle confrontation entre Washington et Pyongyang ? L'application des sanctions décidées par l'ONU, notamment l'interception de navires nord-coréens pourrait conduire à un affrontement militaire avec la Corée du Nord, car les Nord-Coréens peuvent riposter. Il n'y a aucune assurance que Pyongyang ne se livre pas à un jeu de défi et ne riposte par des attaques contre les bases américaines en Corée du Sud. En effet, l'application des mesures prises par l’ONU engendre non seulement un risque de confrontation militaire mais sera aussi très difficile à concrétiser. Une série de questions demeure, notamment sur la manière dont la Chine et la Corée du Sud vont choisir d'appliquer ces  sanctions visant à intercepter et à inspecter des navires nord-coréens dans les eaux internationales mais aussi jusqu'à quel degré de sévérité. Il y a quelques interrogations très concrètes sur la manière dont cette mesure d'interception dans les eaux entourant la Corée du Nord va s'appliquer. L'équipage des bateaux nord-coréens va-t-il accepter d'être abordé et inspecté ? Une inspection des navires nord-coréens fait augmenter le spectre d'une réelle confrontation.

Les services de renseignement américains manquent d'informations sur la Corée du Nord, l’un des pays les plus fermés de la planète depuis 50 ans. Ces lacunes sont d'autant plus problématiques que l’essai nucléaire de Pyongyang a provoqué l’effet de surprise. « Il y a beaucoup de choses sur la Corée du Nord que nous ne connaissons pas (...) Les Etats-Unis manquent d'informations cruciales qui sont nécessaires aux experts pour écrire leurs analyses avec assurance », écrit la commission sénatoriale sur le renseignement, dans un rapport rendu public quelques jours avant l'annonce du test nord-coréen. Le rapport, intitulé "Reconnaître la Corée du Nord comme une menace stratégique : un défi pour les Etats-Unis en matière de renseignement", s'inquiète des lacunes des services de renseignement américains alors que la Corée du Nord est une menace stratégique potentielle qui nécessite pour les Etats-Unis des renseignements de haute qualité pour se préparer aux provocations nord-coréennes et évaluer les intentions de Pyongyang. Dans un éditorial, le New York Times[6], s'inquiète des lacunes en matière de renseignement: « Il n'y a pas de solution militaire, notamment parce que les experts du renseignement n'ont pas d’idée sur le lieu où Pyongyang cache ses laboratoires d'armement ou ses stocks de plutonium », écrit le quotidien.

 

« Vous ne pouvez pas avoir des renseignements qui dépassent les capacités technologiques », estime Anthony Cordesman, expert au Center for Strategic and International Studies (CSIS). Michael Levi[7], expert au Council on Foreign Relations, est prudent sur les lacunes du renseignement américain concernant la Corée du Nord et doute que celui-ci puisse procéder à des améliorations réalistes. « Les Etats-Unis ont une bonne connaissance des capacités militaires conventionnelles de la Corée du Nord car il s'agit d'équipements et de gens qui ne peuvent pas être cachés. En ce qui concerne le programme nucléaire, c'est plus difficile », estime-t-il. « Le renseignement américain concernant le plutonium est bien meilleur que le renseignement sur l'enrichissement d'uranium. C'est le reflet des réalités techniques. Le plutonium nécessite un gros réacteur nucléaire, ce qui n'est pas le cas pour l'enrichissement de l'uranium », relève-t-il. Selon Levi, « la chose la plus difficile à comprendre sont les intentions nord-coréennes. Il est très difficile de pénétrer les cercles dirigeants très fermés. Le monde a passé beaucoup de temps à essayer de comprendre les intentions du Kremlin et il est encore sous l’effet de l'effondrement de l'Union soviétique. Pourtant Moscou était plus ouvert que Pyongyang. »

 

Côté chinois, un effondrement de la Corée du Nord, sur le modèle de ce qui s'était passé à la fin des années 1980, avec l'Allemagne de l'Est, est le cauchemar de Pékin, qui fera tout pour éviter un chaos militaire et politique à ses portes. Le premier essai nucléaire conduit à toute une série de scénarios apocalyptiques, tous ayant une implication directe pour la sécurité nationale de la Chine. La Chine s'oppose à toute action militaire contre la Corée du Nord ;  la paix et la stabilité sont au premier rang des préoccupations chinoises. Tout changement brutal dans la péninsule nord-coréenne contreviendrait aux intérêts géopolitiques de la Chine, qui a besoin de stabilité pour la bonne marche de sa croissance économique et qui ne veut pas d'un autre Irak, Afghanistan ou Kosovo à sa frontière nord-est. Vu de Pékin, mieux vaut un allié que la Chine connaît depuis 60 ans, comme la famille de Kim Jong-Il, qu'une incertitude portant en germe des risques d’un conflit régional à ses portes. Imaginons qu'un général rebelle à Pyongyang mette la main sur le bouton nucléaire et que le pays lui-même se divise en plusieurs petits groupes de combattants qui luttent pour la légitimité et le pouvoir avec un accès à l'arme nucléaire. Cette perspective constitue un scénario cauchemar qui nourrirait beaucoup d'instabilité et provoquerait l'intervention étrangère, donc américaine.

 

2/ L’Iran et l’usage de l’incertitude

D’après les explications de Raiffa Howard[8], la question de ce que va faire l’adversaire peut être résolue suite à des calculs et à des estimations sur ce qu’un acteur unitaire, rationnel et génial ferait dans une situation donnée. Herman Kahn[9], l’un des stratèges les plus influents de la guerre froide, auteur de Thinking about the unthinkable, lorsqu’il aborde le problème des crises, prend pour point de départ la notion de la compétition des risques. Développée par Thomas Schelling[10], cette notion aide Herman Kahn à formuler des principes généraux applicables à toute interaction, caractérisée à la fois par la crainte de l’escalade, la volonté d’éviter des précédents regrettables et la décision de maintenir des limites acceptables. Herman Kahn[11], avec le concept de navigation à l’estime, élabore une échelle de six paliers et de quarante-quatre échelons pour expliquer les actions et les réactions étatiques dans toute une série de scénarios, avec une logique claire permettant à un analyste de passer d’une étape à l’autre car il détermine, à l’avance, comment agirait un acteur calculateur maximisant son utilité. La spécificité de son analyse apparaît le plus clairement lorsqu’il examine comment un État pourrait conduire une crise nucléaire. Le brouillard de la guerre (Fog of War), soulevé avant la guerre contre l’Irak, n’a fait qu’aboutir à des erreurs mutuelles et des inerties internationales menant au chaos général dans le pays. Le manque de clarté dans les objectifs de la guerre et l’invasion de l’Irak, la gestion du dossier nord-coréen et l’hésitation de Washington entre 2002 et 2006, donne de l’élasticité décisionnelle sur laquelle compte le régime de Téhéran. Le brouillard de la guerre en Irak ne clarifie en rien la façon dont Washington entend orienter la politique contre la  prolifération. Ce Fog of War, soulève une fissure triangulaire entre Washington, Pékin et Moscou,  visible suite à l’essai nucléaire nord-coréen. Cette fissure risque de dessiner un blocage systémique dans la gestion du dossier iranien.

 

Du côté iranien, on fait usage systématiquement de cette incertitude, de la désorganisation et de la paralysie de la politique américaine du moment. Téhéran maintient une position de défi en développant son programme d'enrichissement d'uranium malgré les menaces de sanctions du Conseil de sécurité et procède, en octobre 2006, à la mise en route de la seconde cascade de 164 centrifugeuses dans les installations d'enrichissement de Natanz (centre de l'Iran) ; en novembre le président AhmadiNejad annonce que son pays est en phase de passer à plusieurs milliers de centrifugeuse pour l’enrichissement de l’uranium. Tablant sur les divergences entre les grandes puissances autour des sanctions, les Iraniens font usage de la position de la Russie et de la Chine. Ces derniers privilégient la voie des négociations. Ces divergences de vue, entre les Etats-Unis et les Européens d'un côté, et la Russie et la Chine de l'autre, sont les signes des difficultés pour aboutir à un accord. Le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov rejette fin octobre 2006, le projet de résolution préparé par les Européens, affirmant qu'il « ne correspondait pas aux objectifs fixés préalablement par les grandes puissances ».

 

Pour sa part, Pékin -tout comme Moscou- est un partenaire économique de taille de l'Iran et est traditionnellement réticent face à l'utilisation des sanctions. Moscou et Pékin entretiennent d'importants liens commerciaux avec l'Iran. Le 5 décembre 2006, les représentants des Six chargés du dossier nucléaire iranien (Etats-Unis, Russie, Chine, France, Allemagne et Royaume-Uni) n'ont donc pas réussi à se mettre d'accord, à Paris, sur la nature et l'ampleur des sanctions à infliger à l'Iran, en raison de réticences exprimées par la Russie. Les divergences sur les sanctions à imposer à l'Iran donnent lieu à une nouvelle version de résolution à la carte. Moscou et Pékin, qui ont d'importants intérêts économiques en Iran, rechignent à lui imposer des sanctions trop sévères. Cette nouvelle version prévoit certes des sanctions économiques et commerciales contre l'Iran dans des domaines liés "aux activités nucléaires de nature à favoriser la prolifération" ou "au développement de systèmes de lancement d'armes nucléaires", mais le nouveau texte ne comporte plus aucune mention de la centrale nucléaire civile iranienne de Bouchehr, à laquelle la Russie coopère. C’est ce qui correspond à une demande russe. Elle ne comporte pas non plus de mention explicite que le programme nucléaire iranien constitue une menace à la paix et la sécurité internationale, ce que Washington avait demandé.

 

3/ Que reste-t-il devant Washington ?

Face à l'intransigeance de Moscou, Washington se rend à l'évidence et change de stratégie. La présence américaine en Irak n’est plus un avantage stratégique dans la région. Le dossier irakien met Washington en difficulté et nécessite un réexamen des priorités américaines notamment en ce qui concerne le programme nucléaire iranien. Un rapport portant sur l'après-guerre en Irak publié le 21 septembre 2003, note que la présence américaine en Irak devrait « freiner la course aux armements dans la région car elle a permis de mettre fin à un régime radical, et d’exposer la faiblesse du monde arabe tout en suscitant des pressions américaines accrues sur des pays tels que l'Iran, la Libye ou encore la Syrie. » le rapport ajoute, « si les États-Unis ne parviennent pas à stabiliser la situation en Irak, certains des bénéfices  retirés de cette guerre disparaîtront. » L’échec américain en Irak et les difficultés en Afghanistan marquent des obstacles majeurs devant l’action de Washington. Face au cas iranien, les scénarios qui se dessines sont les suivants : durcir le traité contre la prolifération, coopérer avec l’Iran et Moscou ou frapper militairement les installations nucléaires iraniennes.

 

A/ Le durcissement du TNP

Sous peine d'être caduc, le traité de non-prolifération nucléaire doit-il être modifié ? Les faiblesses de ce traité, ridiculisé par la Corée du Nord et probablement contourné par l'Iran, rendent urgente sa révision, sous peine de le voir tomber aux oubliettes. L'essai nucléaire de la Corée du Nord lui a porté un rude coup et montre que le TNP agonise. Le diplomate en chef de l'Union européenne, Javier Solana, déclare « 
partager l'inquiétude au sujet d'un échec final du TNP . Le TNP, né en 1968, a déjà subi cinq révisions, sans répondre aux difficultés (…) Il faut l'actualiser » explique M. Solana. L'application de ce traité signé par 189 pays est surtout une affaire de volonté : on ne peut pas en déduire que le TNP ait été inapplicable, mais seulement que les grandes puissances qui en sont les garantes n'ont pas fait beaucoup d'efforts pour qu'il soit respecté par tous. Le TNP enregistrait la détention officielle de l'arme atomique avant 1967, par les cinq membres permanents du Conseil de sécurité (Etats-Unis, Russie, Chine, France et Royaume Uni), en échange de leur promesse de désarmer à terme. Trois pays non signataires, l'Inde, le Pakistan et Israël, sont devenus des puissances nucléaires de facto, même si Tel-Aviv ne l'a jamais reconnu officiellement. Le traité avait pour but de rassurer la communauté internationale en empêchant la dissémination de l'atome militaire à d'autres pays, tout en encadrant l'usage pacifique de l'énergie nucléaire. Mais aujourd'hui, le traité paraît impuissant face aux ambitions nucléaires avérées de Pyongyang et soupçonnées de Téhéran. Si on n'arrive pas à bloquer ces deux pays, l'agonie du TNP sera accélérée. En revanche, si Téhéran réussit à acquérir un arsenal nucléaire, comment empêcher la Turquie, l'Arabie saoudite et l'Egypte de suivre ?

 

Fin septembre 2006, au Caire et lors du congrès annuel du PND (Parti National Démocrate), le parti unique au pouvoir en Egypte, la question de passer à la construction d’un réacteur nucléaire est clairement annoncée par la président Moubarak.  Est-ce le signe d’une nouvelle ère nucléaire au Moyen-Orient, un avertissement ou plutôt une réaction à un échec qui dure depuis 15 ans ? En effet, au même moment à Vienne, les pays arabes échouent dans leur plus sérieuse tentative depuis quatorze ans pour faire adopter par l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) une résolution mettant en cause le programme nucléaire d'Israël, en raison de l'opposition des pays occidentaux. L'examen d'un projet de résolution sur "les capacités et la menace nucléaires d'Israël" présenté par quinze pays arabes et soutenu notamment par l'Iran est ajourné à l'issue d'une manœuvre de procédure initiée par le Canada et l'Union européenne. La proposition d'ajournement est adoptée par 45 pays, principalement occidentaux, (29 pays contre et 19 abstentions). La présidence finlandaise de l'UE motive son souhait de voir ce point ajourné en invoquant une politisation des débats en rupture avec le consensus d'usage au sein de l'AIEA.

 

L’essai conduit par la Corée du Nord montre qu'un pays, qui s'est engagé par écrit à ne pas fabriquer la bombe, violerait le TNP de manière définitive. Invoquant ses intérêts vitaux, la Corée du Nord s'est retirée unilatéralement du TNP en 2003. En l’état actuel, le problème, c'est qu'il n'y a pas de dispositif permettant de sanctionner un pays dont on s'aperçoit qu'il a violé le traité, ce pays s'étant contenté de s'en retirer juste avant d'acquérir l'arme nucléaire. Quant à l'Iran, ce qu'on lui reproche, c'est d'avoir caché des équipements
et des programmes depuis des années, laissant penser que ce pays a un programme militaire clandestin, alors même qu’il reste signataire du TNP. On ne peut pas encore parler de la mort du TNP mais à sa mise en cause. Il va falloir le renforcer, notamment en adoptant un nouveau règlement de sortie du TNP. Actuellement, il suffit d'invoquer vaguement des circonstances nationales graves. Shannon Kile, un chercheur au SIPRI (Institut international de recherche sur la paix) de Stockholm, propose que le TNP soit durci de telle sorte qu'au cas où un pays s'en retirerait, il devrait renoncer à toutes les infrastructures nucléaires acquises sous le TNP. Le traité montre deux faiblesses fondamentales : le double usage, civil et militaire, inhérent au processus de fabrication du combustible nucléaire, et la difficulté d'arrêter un Etat qui est décidé à tricher. M. Kile explique que pour être crédible, à l'avenir, et après l’échec de la politique américaine à l’égard de la Corée du Nord, les cinq puissances nucléaires devront s'engager sérieusement dans la voie du désarmement.

 

Les Etats-Unis refusent de dialoguer avec l’Iran. « Washington a tenté le dialogue direct avec les Nord-Coréens dans les années 90 les Nord-Coréens ont signé un accord et ne l'ont pas respecté » déclare sur la chaîne de télévision CNN la secrétaire d'Etat, Condoleezza Rice, faisant référence à l'administration Clinton. « Quand ils ont triché, nous n'avions personne à nos côtés », rappelle  la chef de la diplomatie américaine. « C'est ça, la différence avec ce que le président (George W.) Bush a bâti »,  ajoute-t-elle, soulignant que les Etats-Unis coopèrent aujourd'hui avec la Chine, la Russie, le Japon et la Corée du Sud pour tenter de faire plier Pyongyang. Mme Rice récuse également l'argument avancé, un mois avant les élections législatives de novembre 2006, par l'opposition démocrate, qui a lié la crise nucléaire nord-coréenne à une autre crise, le conflit irakien, considéré comme l'une des données majeures de la victoire du parti démocrate le 7 novembre 2006. Un ancien sénateur démocrate, Sam Nunn, déclare alors que l'administration Bush avait pris les choses « par le mauvais bout de l'axe du mal » en attaquant l'Irak de Saddam Hussein pour constater finalement que ce dernier n'avait pas d'armes de destruction massive alors que la Corée du Nord semble être devenue la neuvième puissance nucléaire militaire de la planète. Le président George W. Bush a fait, en 2002 de la Corée du Nord, de l'Irak et de l'Iran un "axe du mal" de pays coupables de prolifération et de terrorisme.

 

 

B/ Dialoguer avec l’Iran

Devant la commission des forces armées du Sénat américain, le nouveau secrétaire d'Etat à la défense Robert Gates estime qu'il serait utile d'entretenir des communications directes avec l'Iran et la Syrie. « Je crois qu'avoir un canal de communication avec ces gouvernements vaut la peine » explique Robert Gates. Dans leur rapport remis au président américain et au Congrès, les dix membres de la commission Baker-Hamilton, prônent un début de retrait des forces américaines de l’Irak, associé à une ouverture diplomatique en direction de la Syrie et de l'Iran pour tenter de sortir de la crise. La stratégie adoptée par l'administration Bush en Irak, qui consiste à «garder le cap», n'est plus viable, affirme l'ancien secrétaire d'Etat républicain James Baker, qui coprésidait ce groupe avec le démocrate Lee Hamilton..

 

L'AIEA conduit des inspections du programme nucléaire iranien depuis février 2003. Depuis le test nucléaire nord coréen, les Etats-Unis tentent de faire passer en force une résolution de l'ONU imposant des sanctions contre l'Iran en dépit des objections de la Russie. « Il est évident que nous aimerions préserver l'unité du groupe P5+1(les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l'ONU plus l'Allemagne), mais l'unité n'est pas une fin en soi », déclare la Secrétaire d'Etat américaine Condollezza Rice à l'issue d'une réunion avec ses homologues arabes sur la rive jordanienne de la mer Morte. « Je suis totalement favorable au maintien de l'unité, mais je suis aussi en faveur de l'action », a-t-elle insisté. Les six puissances à l'origine de la résolution contre l'Iran, peinent à trouver un accord sur un nouveau projet de résolution rédigé par les Européens visant à imposer des sanctions économiques et commerciales à l'Iran. La Russie et la Chine qui entretiennent des relations économiques étroites avec l'Iran, estiment que les mesures sont trop sévères alors que les Etats-Unis veulent au contraire continuer à renforcer le texte. Mais au fond, les sanctions seules sont-elles suffisantes ? Il semble qu’elles ne le sont pas et le directeur de l’AIEA, Mohamed El-Baradei, recommande au contraire la souplesse dans les négociations avec la Corée du Nord et l'Iran, estimant que les sanctions seules n’aident pas à résoudre les deux crises nucléaires. Lors d'une conférence de presse à Tokyo, le 30 novembre 2006,  M. ElBaradei déclare que « les sanctions seules ne résolvent pas les problèmes. L'attention, en plus des sanctions, devrait être portée sur la façon de ramener la Corée du Nord à la table des négociations, sur comment faire en sorte que ce pays fasse preuve de la souplesse nécessaire pour, au bout du compte, être en mesure de désamorcer la crise nucléaire. Les mêmes observations s'appliquent à la situation avec l'Iran. »

 

Entre Téhéran et Washington, le dialogue se fait par chantages interposés. En raison de la dégradation des relations avec la Russie, les Etats-Unis auront du mal à obtenir l'appui de Moscou pour contenir l'Iran et la Corée du Nord. La chef de la diplomatie américaine s’est rendue à Moscou en octobre 2006. Le fait que la secrétaire d’Etat ait à se déplacer à Moscou est un mauvais signe pour ses discussions. Washington, qui prend ouvertement le parti de la Géorgie dans son différend avec la Russie, a fait longtemps pression pour l'accession de l'Ukraine à l'OTAN, et dénonce régulièrement les entraves aux droits de l'Homme et à la démocratie en Russie. Le gouvernement russe cherche et obtient  d'importantes concessions de la part de Washington, notamment en ce qui concerne l'accession de la Russie à l'Organisation mondiale du commerce (OMC), à laquelle les Etats-Unis restaient (jusqu’en octobre 2006), le seul pays à s’opposer. La Russie calque sa position à l’égard de l’Iran sur celle de la Chine envers la Corée du Nord. La Chine est à la Corée du Nord ce que la Russie est à l'Iran. Moscou voit Téhéran comme son alliée dans la région. Pékin s'oppose aux inspections des navires nord-coréens que les Etats-Unis entendent généraliser dans le cadre de leur initiative de sécurité contre la prolifération d'armes de destruction massive, lancée en 2003 par le président américain George W. Bush. La Russie se montre à son tour opposée à des sanctions fortes et souhaite les limiter. Moscou se montre réticent à approuver des sanctions sévères, pour préserver ses liens économiques et commerciaux avec l'Iran. La visite de Mme Rice à Moscou n’a pas modifié la position russe. En effet, Moscou assure la construction à Bouchehr, dans le sud de l'Iran, du premier réacteur nucléaire iranien, un contrat global de près d'un milliard de dollars avec la république islamique. La Russie souligne que le cas de l'Iran est bien moins flagrant que celui de la Corée du Nord et pense que si le Conseil de sécurité opte pour la confrontation, l'Iran risque de se retirer du TNP. L'Iran avait commandé en janvier 1994 à Moscou la construction de la centrale nucléaire de Bouchehr après que la société allemande Siemens eut retiré son projet sous la pression des États-Unis. Les experts et les techniciens russes, début septembre 2002, avaient commencé l'assemblage d'équipements lourds destinés au premier réacteur de la centrale nucléaire de Bouchehr dans l'ouest du pays (le contrat s’élève à 800 millions de dollars, il y a environ  2.000 techniciens russes qui se trouvent à Bouchehr à la fin de l’année 2002. Ils sont logés avec leurs familles et vivent dans un village implanté spécialement pour eux à proximité du chantier.

 

C/ Le recours aux attaques préventives

Le nouveau secrétaire à la défense Robert Gates assure devant la commission du Sénat qu'il plaiderait contre le lancement d'une guerre contre l'Iran, sauf en « dernier recours absolu » et si les intérêts de sécurité américains étaient menacés. Il se déclare hostile à intervenir contre la Syrie estimant que toute attaque contre ces deux pays conduirait « très probablement » à aggraver la situation en Irak. Une attaque des installations nucléaires iraniennes représente en effet une corvée pour Washington. Mener une opération militaire reste un problème difficile à exécuter car elle demande une logistique très complexe. Cette complexité logistique, militaire et politique représente un dilemme insoluble de telle sorte qu’elle dissuade à la fois les Israéliens et les Américains. Les États-Unis auraient pu mettre en avant une menace de leur sécurité nationale pour mener ces attaques, mais, une telle opération rendrait trop compliquée la mise en place les attaques planifiées contre Bagdad. En Israël, les conseillers militaires suivent la politique de wait and see. C’est ce que pense Ephraim Kam, un spécialiste de la sécurité qui suit de près le dossier du nucléaire iranien. Selon M. Kam, l’Iran n’a pas encore atteint le niveau de non retour et il est encore temps de freiner les efforts russes visant à reconstruire les réacteurs nucléaires iraniens. Du côté de Washington, les pressions sur Moscou montent d’un cran en vue d’arrêter la coopération entre Moscou et Téhéran dans le domaine nucléaire. (Le programme prévoit, avant 2012, la construction de deux réacteurs supplémentaires pour la centrale de Bouchehr dans le sud de l’Iran et d’une nouvelle centrale avec deux réacteurs à Ahwaz dans l’ouest du pays).

 

Washington, qui s’est engagé dans une laborieuse stabilisation de l'Irak, est aux prises avec le régime nord-coréen. L’Amérique dément régulièrement envisager une possible opération militaire contre l'Iran. L'administration hésite à définir une stratégie résolue d'appui à un changement de régime en Iran, que de nombreux experts américains jugent hasardeuse. La situation géographique de l'Iran qui le place entre deux pays où Washington est fortement engagé, l'Irak et l'Afghanistan, confère également au régime de Téhéran une place originale de partenaire incontournable et d'adversaire potentiel, qui n'aide pas à définir une stratégie américaine tranchée. Ce pays est un partenaire, sur un mode mineur, en Irak et en Afghanistan.  L'administration américaine va continuer d'être prudente au sujet d'une éventuelle action unilatérale contre l'Iran, car il y a trop de choses en jeu en Irak et en Afghanistan. L'ambition des États-Unis d'asseoir leur statut de superpuissance ne constitue pas seulement une menace pour leurs ennemis potentiels mais également une source d'inquiétude pour leurs alliés dans la région. Le but de Washington est de préserver la suprématie américaine face à la Russie et à la Chine ou encore face à l’Union Européenne. Ces objectifs conduisent à des actions armées en Afghanistan et en Irak, à la quête de bases et de partenaires dans de nouvelles régions, et à la mise sur pied d'un ambitieux programme de sécurité intérieure couplé à la stratégie spatiale du futur.

 

Dans cette lignée, la question de frappes préventives contre l’Iran se pose depuis 2002. Elle est déjà d’actualité en 2003, avant l’invasion de l’Irak. La question était alors : Washington va-t-il frapper les installations nucléaires iraniennes ? Depuis l’essai nucléaire de Pyongyang et l’enlisement de la situation en Iraq, la question est devenue : Washington peut-il frapper l’Iran ou laisser faire les Israéliens mener seuls l’opération à l’instar de celle menée contre la centrale irakienne le 14 juin 1981 ?[12]. Washington n'a pas renoncé à attaquer l'Iran et les faucons de l'administration Bush sont toujours prêts à attaquer ce pays, quitte à se passer de l'approbation du Congrès désormais dominé par les démocrates, affirme le journaliste américain Seymour Hersh dans un article dans le magazine The New Yorker[13]. Selon le journaliste célèbre pour ses enquêtes, le vice-président Dick Cheney a participé à une réunion consacrée à l'Iran avec des responsables de la sécurité nationale, un mois avant les élections législatives du 7 novembre remportées par les démocrates. M. Cheney aurait affirmé que même en cas de victoire démocrate, l'option militaire contre l'Iran ne devait pas être abandonnée. L’intensification des efforts américains se montre par une activité diplomatique accrue dans la région. D’abord par la visite surprise du vice-président Dick Cheney en Arabie Saoudite le 25 novembre 2006, quelques jours avant celle du président Bush en Jordanie. Ces visites coïncident avec les déclarations du Premier ministre israélien Ehud Olmert appelant à la reprise du dialogue avec les Palestiniens pour la création d’un Etat palestinien. Ces déclarations sont suivies par la visite de Condoleezza Rice en Cis-Jordanie et en Israël à la fin du mois.

Ces activités intenses semblent aller dans le sens d’une possible préparation du terrain politique avant une éventuelle attaque préventive. Ces frappes auront besoin d’un soutien à travers la réactivation de l’axe sunnite (Arabie, Jordanie et Egypte), face au naissant croissant chiite qui se forme, sous influence iranienne englobant Damas, Bagdad et Beyrouth. Rappelons qu’à la mi novembre 2006, Damas reconnaît enfin la légitimité du gouvernement irakien et lui propose son aide politique et économique. Le ministre syrien des Affaires étrangère M. Mouallem se rend à Bagdad et rétablit la relation diplomatique rompue entre les deux pays depuis 25 ans. Washington craint que le chaos manifeste, qui résulte de l’échec des forces américaines en Irak, ne pousse les dirigeants irakiens à s’adresser à Téhéran et à Damas pour mettre fin à la violence et à la guerre civile qui se profile. La peur américaine est justifiée lorsque le président irakien Jalal Talabani, en visite à Téhéran, demande une "aide étendue de l'Iran pour lutter contre le terrorisme" en Irak, en entamant son entretien avec le président Mahmoud Ahmadinejad le 27 novembre 2006.

Ce revirement diplomatique syrien et iranien survient à un moment où les Etats-Unis et leur allié britannique constatent leur échec en Irak et sont désespérément à la recherche d'une porte de sortie du bourbier irakien. Washington songe alors à une action forte pour faire rentrer les fauves chiites dans leur rang. Mais les Iraniens se montrent non-dissuadables et semblent même rechercher, eux aussi, à provoquer une action forte pour clarifier leur position au sein du nouvel environnement vide depuis la chute de Saddam et qui leur ouvre l’espoir de rivaliser avec Israël et les Etats-Unis. Se pose alors la question du jeu iranien et de l’usage que fait Téhéran de la menace qui pèse sur lui depuis plusieurs années. « Israël pourrait, en cas de nécessité, attaquer les sites nucléaires de l'Iran », déclare le ministre israélien de la Défense Shaoul Mofaz, cité par le quotidien Haaretz, le 21 décembre 2003. Le journal précise que M. Mofaz, -d'origine iranienne-, est intervenu, en farsi, sur les ondes de la radio publique israélienne et a déclaré que « les mesures nécessaires seront prises pour qu'il ne soit pas porté atteinte aux civils iraniens » durant cette éventuelle attaque. L'Iran menace de frapper le réacteur nucléaire israélien de Dimona si l'État hébreu s'avise de lancer une attaque contre la centrale iranienne de Bouchehr, prévient un commandant des Gardiens de la Révolution, fer de lance du régime islamique. « Qu'Israël tire un seul missile contre la centrale nucléaire de Bouchehr, et il peut oublier à jamais le centre nucléaire de Dimona, où il produit et garde ses armes atomiques, et c'est Israël qui sera responsable des conséquences terrifiantes de tels actes », met en garde le général Mohammad Baqer Zolqadr, un des chefs de l'armée idéologique du régime iranien, cité le 18 août 2004. La question de mener des attaques contre les installations iraniennes reste, du côté israélien, en option depuis longtemps. En effet, durant l’été 2002, et avant que le monde ne découvre le plan de guerre contre l’Irak[14], la question de mener des attaques préventives contre Téhéran se trouve parmi les options de Tel-Aviv et de Washington. Le commandant de l'armée de l'air israélienne, le général Eliezer Shkedi, affirme le 21 février 2005, que « son pays devait être prêt à lancer une attaque aérienne contre les installations nucléaires iraniennes », indique la radio militaire. « Israël doit être prêt à mener une attaque contre les installations nucléaires en Iran » déclare le chef de l'armée de l'air qui s'est toutefois refusé de préciser si Israël était en mesure de mener seul une telle attaque, comme cela avait été le cas en 1981, lorsque l'aviation israélienne avait détruit la centrale nucléaire Osirak, près de Bagdad.

 

À Bruxelles, et lors du sommet de l’OTAN, le lendemain des déclarations du général israélien, le président George W. Bush qualifie de “ridicules’’ les spéculations sur des préparatifs américains pour attaquer l'Iran, tout en répétant qu'il n'excluait aucune option si Téhéran ne renonce pas à ses ambitions nucléaires. « L'idée que les États-Unis se préparent à attaquer l'Iran est simplement ridicule » déclare M. Bush. Conseillé par les civils du Pentagone -MM. Donald Rumsfeld, Paul Wolfowitz et Douglas J. Feith-, le Président George W. Bush aurait autorisé des missions secrètes à l’intérieur de l’Iran. Suite à des renseignements fournis par Israël et le Pakistan, des commandos américains opèrent, depuis juillet 2004, en Iran afin d’obtenir des informations. Ils cherchent trois douzaines d’objectifs relevant des programmes nucléaires, chimiques et balistiques iraniens. Des attaques de précision lancées par les forces spéciales pourraient les viser. Le Pentagone n’a pas démenti. Lors d’une interview diffusée par la chaîne de télévision NBC, le président Bush, à qui on demande s’il écartait une action militaire contre l’Iran, répond, menaçant : « J’espère que nous pourrons régler cela de façon diplomatique, mais je n’exclus aucune option. »

 

 

4/ Les non-dissuadables, le défi par l’atome

A/ La Corée du Nord

Non-dissuadable, Pyongyang devient sourd aux mises en garde du monde, en dépit des conséquences potentiellement catastrophiques d'une telle provocation. Fidèle à sa diplomatie du bord de gouffre, la Corée du Nord fait jusqu'ici fi des menaces de sanctions internationales. Après avoir stupéfié le monde avec son essai nucléaire, le régime menace de procéder à un deuxième test en invoquant la politique "hostile" des Etats-Unis à son égard. L’escalade verbale dont le régime stalinien est coutumier, pourrait cacher un calcul à plus long terme. Le défi nord-coréen est un effet pervers de la guerre en Irak. Pyongyang voyait dans les difficultés des Etats-Unis en Irak une marque de faiblesse de l'administration Bush. La Corée du Nord prend la décision de défier la communauté internationale avec des calculs allant dans le sens d’une opportunité estimant que l'administration Bush est affaibli intérieurement, embourbé en Irak et jusqu'à un certain degré, sur la défensive en Asie. Rappelons que dans son discours sur l'état de l'Union en 2002, le président américain avait dénoncé l’Axe du Mal représenté par la Corée du Nord, l'Iran et l'Irak.

 

Depuis, les Etats-Unis ont envahi l'Irak, renversé et arrêté Saddam Hussein, et favorisé la mise en place à Bagdad d'un nouveau régime pro-occidental. La secrétaire d'Etat Condoleezza Rice débloque un budget de 75 millions de dollars pour la défense de la démocratie en Iran, une façon à peine déguisée d'appeler à un changement de régime à Téhéran. Le régime de Pyongyang pense qu'il n'a d'autre choix que de renforcer ses capacités militaires pour dissuader les Etats-Unis, écrit Daniel Pinkston, dans le Washington Post[15]. Pyongyang se sent renforcé par l'attitude de défi de l'Iran, qui poursuit son programme nucléaire contre vents et marées. Les Nord-Coréens "considèrent les Etats-Unis comme affaiblis et distraits par la situation en Irak, au Liban et en Afghanistan avec le retour en force des Talibans. En l’état actuel, les Nord-Coréens ne voient pas les Etats-Unis en position de force. Ce qui compte, c'est ce que les Chinois et les Sud-Coréens disent en privé à la Corée du Nord.

 

La plupart des experts appellent l'administration Bush à se montrer ferme vis-à-vis de Pyongyang. Sans une initiative rapide et efficace des Etats-Unis, deux conséquences pourraient se produire : régionalement, une réaction en chaîne pourrait se produire sous la forme d'une course aux armements nucléaire ; internationalement, l'Iran pourrait y voir le signe qu'il peut être plus  provocateur dans l'arène nucléaire. Le président Bush fait lui-même le rapprochement entre la Corée du Nord et l'Irak lors d'une conférence de presse, mais pour mieux souligner les différences entre les deux cas. En Irak, "nous avions essayé la diplomatie", déclare le président américain, alors que pour la Corée du Nord, "je crois que le commandant en chef doit essayer tous les moyens diplomatiques avant d'engager notre armée. Mme Rice a souligné pour sa part que les Nord-Coréens avaient "cette garantie" que les Américains ne les attaqueraient pas, un langage inusité vis-à-vis des Iraniens dont l'une des exigences premières est justement d'obtenir de telles garanties quant à leur sécurité. La secrétaire d'Etat a cependant rappelé que le président gardait, comme toujours, "toutes les options sur la table" dans le cas de la Corée du Nord. Le document de stratégie nationale mis à jour en 2006 maintient le principe de l'action préventive en cas de menace contre la sécurité des Etats-Unis. Or M. Bush rappelle qu'un transfert d'armes ou de matière nucléaire vers des pays comme l'Iran ou la Corée du Nord "serait considéré comme une grave menace contre les Etats-Unis. Le transfert de technologie nucléaire de la Corée du Nord à l'Iran, est un sujet d’inquiétude aussi bien à Washington qu’à Tel-Aviv. Dans le même temps, des responsables israéliens expriment l'espoir que le test nucléaire de la Corée du Nord permette une prise de conscience de la communauté internationale sur les risques de prolifération nucléaire et puisse aussi entraîner une position plus ferme à l'encontre de Téhéran sur ce dossier.

 

B/ Téhéran recherche la partie nulle

Pourquoi les Iraniens défient-ils Washington ? Quels sont les facteurs faisant obstacle au succès de la politique américaine contre la prolifération nucléaire et qui peuvent motiver l’Iran au défi ? Il y a tout d’abord, la particularité géographique de l’Iran qui pose des problèmes d’ordre logistique pour mener des opérations militaires sur son sol ou dans son espace aérien. De plus, l’Iran se trouve dans un environnement géographique particulier. Raymond Aron[16], compare les relations internationales à un match de foot, avec des règles précises. De même, on peut comparer l’un des éléments des rapports entre les nations  à un jeu d’échecs. Car d’un point de vue cognitif, les différentes formes sont analogues à celles que nous retrouvons dans le jeu d'échecs, qui semble concentrer en lui des points essentiels de la stratégie. Dans ce jeu, d’origine persane, le mat n’est pas le but recherché par Téhéran, mais son but est d’arriver à l'équivalent d’une partie nulle. Ainsi, la répétition de coups de la partie du jeu entre Washington, qui commence le premier, et Téhéran, en position d’échecs, fait tout pour finir avec une partie nulle. Aussi, les coups qui précèdent le mat, du côté américain, représentent les moyens mis en place pour neutraliser le programme d’enrichissement de l’uranium iranien. Téhéran, en s’appuyant sur les divergences des puissances, échappe aux pressions. Les moyens sont visibles, mais non la stratégie américaine qui reste floue et manque de clarté. Car la connaissance qui engendre un raisonnement -avec des méta-informations- ne peut à elle seule, mener au but recherché par Washington. Cette connaissance, peut aboutir non seulement à un statu quo, mais parfois à une conclusion défavorable en ce qui concerne la politique contre la prolifération. L'Iran est "entouré de puissances nucléaires, avec le Pakistan à l'est, la Russie au nord et Israël à l'ouest", déclare le nouveau secrétaire à la Défense Robert Gates, le 7 décembre 2006, lors d'une audition devant la commission des forces armées du Sénat. Concrètement, les Iraniens peuvent considérer la bombe comme un but à atteindre pour préserver son avenir dans un environnement qui devient de plus en plus hostile et menaçant.

 

De ce point de vue, la non clarté et l’hésitation de Washington rend la politique contre la prolifération moins efficace. Cette ambivalence américaine envers les différents cas de la prolifération comme dans le cas israélien, indien ou encore le cas pakistanais, freine la mise en place d’un objectif international commun contre la prolifération. Ce constat fait que durant les années 90 du siècle dernier, Saddam Hussein remet en question le fondement de politique américaine basée sur un show et non pas une réelle démarche contre la prolifération. Le début de ce siècle voit que Pyongyang met en difficulté la conception de la politique américaine pour lutter efficacement contre l’inévitable prolifération. Depuis l’essai nucléaire nord-coréen en octobre 2006, l’Iran n’a pas cessé d’accélérer son programme nucléaire dans une course contre la montre, afin de gagner le temps et mettre Washington devant le fait accompli.



[1] Docteur en Science politique, Journaliste, EuroNews, auteur du livre : Israël et la bombe atomique, la face cachée de la politique américaine, Paris, l’Harmattan, 2006.

[2] Philippe Gélie, Le Figaro, 10 octobre 200 (page 4).

[3] "Truman-Atlee Conversations of December 1950: Use of Atomic Weapons," 16 January 1953, Record Group 59, Department of State Records, Decimal Files 1950-1954, 711.5611/1[-53, Freedom of Information Act Release.

[4] Stephen Twigge and Len Scott, Planning Armageddon: Britain, the United States, and the Command of Western Nuclear Forces, 1945-1964 (Amsterdam: Harwood Academic Publishers, 2000), 30-36.

[5] U.S. Department of State, Foreign Relations of the United States, 1950, Vol. VII (Washington, D.C.: Government Printing Office, 1976), 1261-1262, 1462-1464; United Kingdom Foreign and Commonwealth Office, Documents on British Policy Overseas, Series II, Vol. IV (London, HMSO, 1991), 255, 310-311.

[6] New York Times, 10 octobre 2006.

[7] Secrecy News 2003 Archive, FAS Project on Government Secrecy, Vol.  2003, N. 95, 31 octobre 2003.

[8] Raiffa Howard, Decision Analysis : Introductory Lectures on Choices under Uncertainty, NY, Random House, 1968.

[9] Herman Kahn, Thinking about the unthinkable, New York, 1962.

[10] Thomas Schelling, The Strategy of Conflict, New York, Harvard University Press, 1960.

[11] Herman Kahn, On Escalation : Metaphors and Scenarios, New York, Prager, 1965, (p. 25).

[12] Des tests du missiles antimissile Hetz (Flèche), ont eu lieu près de la côte californienne en juillet et en août 2004, l’un de ces tests a échoué.

[13] Seymour Harsh, The Iran Plans, The New Yorker, 17 avril 2006.

[14] Bob Woodward, Plan d’attaque, Paris, Denoël, 2004, 473 pages.

[15] Daniel A. Pinkston,  Outposts of Tyranny: North Korea, Washington post, 19 avril 2005.

[16] Raymond Aron, Paix et guerre entre les Nations, Paris, Calmann-Levy, 1962, 794 pages.