Chris Marker                                                                               Level Five, le suicide comme choix rationnel                                                    

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Chris Marker  

Level Five  1997

Metteur en scène

Chris Marker est un des metteurs en scènes qui s'intéressent aux  documentaires. Il est le réalisateur, entre autres, d'un documentaire sur les mouvements de gauche qui fait partie de son film : "le fond de l'air est rouge". Dans ce documentaire réalisé en 1977, Chris Marker relate l'histoire des mouvements de gauche à travers le monde, dans la décennie 1967-1977. Il porte un regard personnel et ironique sur les documents d'archives qu'il présente. Dans un autre domaine, Chris Marker réalise en 1962,  un documentaire " le retour de Fantomas" dans lequel il mène une enquête dans Paris. Il interroge des hommes et des femmes au sujet de problèmes politiques, sociaux ainsi que de leur vie quotidienne. En 1984, à l'occasion du centenaire des lois syndicales, Chris Marker réalise  un documentaire dans lequel il imagine trois hypothèses pour l'avenir: celle d'une crise économique, celle du totalitarisme, et celle de l'espoir en la culture et la tolérance. Le commentaire décrit, dans chaque cas, ce que doit être le rôle social du syndicalisme. En 1985, il filme à sa manière, l'emballage du Pont Neuf par Christo

dans un documentaire intitulé " From Chris to Christo". Une de ces réalisations  marquantes est " La jetée ": une fiction de 27 minutes en noir et blanc sur la mémoire des hommes, réalisée en 1963. On est après la troisième guerre mondiale, des savants, à la recherche du passé, font des expériences sur un homme marqué par un souvenir d'enfance. Ils lui font ainsi revivre, à travers le temps, une scène sur la grande jetée d'Orly, qui le hante. Dans le décor d'un Paris détruit par une guerre atomique, Chris Marker construit, au-delà du simple film d'anticipation, une véritable " photo-roman" sur la mémoire des hommes et leur rapport au temps.  ( images tournées dans les souterrains du Palais Chaillot, au Jardin des Plantes ainsi que dans le Musée d'Histoire Naturelle ).     

  En 1974, Chris Marker filme Yves Montand en train de répéter un récital au bénéfice des réfugies chiliens. Au delà du simple reportage sur la préparation d'un "one man show", Chris Marker compose sans aucun commentaire, grâce à des nombreux gros plans et à un montage virtuose, un portrait chaleureux du chanteur, en analysant son engagement.  

                                                  Contexte historique de l’île

Okinawa est la principale île du sud-ouest de l'archipel japonais. Sa superficie est  de 2420 Km2. En 1945, Okinawa fait l'enjeu d'une lutte acharnée entre japonais et américains. 

Début avril 1945, la dixième armée américaine  débarque sur les plages de Higashi. La 32ème armée japonaise n'oppose aucune résistance à l'arrivée des américains. Elle garde ses forces pour défendre la moitié sud de l'île.  L'île d'Okinawa a une position stratégique de par sa proximité avec des sites significatifs d'Asie et la zone du Sud-Est du Pacifique.  De cette île, une armée peut mener plusieurs attaques en plusieurs directions.  Les américains, par la prise d'Okinawa, assurent leur avancée vers l'étape suivante : l'assaut  sur le Japon. L'arrivée des forces américaines provoque un mouvement de suicide collectif sur l'île . Les américains prennent le contrôle de la capitale Naha vers la fin du mois de mai.  La résistance japonaise est anéantie vers la mi-juin. Le général  Ushijima et le commandant des forces de la 32eème armée japonaise se suicident  le 23 juin. Quelques semaines plus tard, les américains rayent Hiroshima de la carte; la bombe atomique est larguée le 6 aout 1945 sur cette ville,  et le 9 août sur celle de Nagasaki.

   

                                                          Un film deChris Marker

  Qui veut se souvenir doit se confier à l'oubli, à ce risque qu'est l'oubli absolu et à ce beau hasard qui devient alors le souvenir. "   Maurice Blanchot 1997. Chez Chris Marker, Laura est face à son ordinateur. L'homme qu'elle aimait et qui a disparu lui a légué une mission : terminer la conception d'un jeu informatique consacré à la bataille d'Okinawa...Auteur de "la Jetée", court-métrage qui a inspiré "l'Armée des douze singes", Chris Marker évoque un épisode oublié de la Seconde Guerre mondiale : le massacre de 150 000 civils sur une petite île japonaise. Il confronte des images tournées par Nagisa Oshima ("l'Empire des sens") dix ans après la tragédie, images d'archives ou témoignage récent d'un survivant. Cette quête de la vérité historique est menée sur un ordinateur par une jeune femme qui fait l'expériencedu deuil et du chagrin. Canal+ vidéo.

  L'un des grands cinéastes de notre temps, Chris Marker, vient de terminer son nouveau film, Level Five (Niveau Cinq), qui représente la France au Festival de Berlin et sort sur les écrans le 19 février. Il s'agit d'une oeuvre majeure. L'auteur de La Jetée y propose un récit où se mêlent, avec un bonheur cinématographique constant, l'histoire de la bataille d'Okinawa (1945), la passion d'une femme et les jeux vidéo. C'est, à la fois, un film politique, une histoire d'amour, et une incursion dans les labyrinthes des ordinateurs. C'est aussi, comme toujours chez Chris Marker, un regard théorique sur le cinéma, les images et leur signification.   Le Monde diplomatique, Février 1997.  

  Après un certain nombre de longs métrage, (Le Joli Mai - 1962, Sans Soleil - 1982)  et courts (La Jetée - 1963, Junkopia - 1981), ainsi que d'objets non identifiés destinés à la télévision (L'Héritage de la Chouette - 1989, le Tombeau d'Alexandre - 1993)  Chris Marker, affligé comme l'enfant d'éléphant d'une insatiable curiosité, s'est tourné vers ce qu'on appelle un peu pompeusement les nouvelles technologies pour en éprouver l'interaction avec un propos historique ou documentaire.   Adrian Miles, 1997

  On peut se demander si le proconsulat sans partage du général MacArthur, déjouant le conseil allié institué en décembre 1945 pour occuper et administrer la puissance vaincue, ne réserve pas encore aux Américains, gestionnaires exclusifs de la mémoire de cette partie du conflit, de douloureux examens de conscience. La récente affaire des Mengele nippons, ces médecins militaires qui se livrèrent à des expériences mortelles sur des prisonniers de guerre, et furent couverts par le Pentagone après guerre en échange de la communication des résultats de leurs travaux, montre combien la vérité tarde ici à se faire en regard des crimes nazis de la Deuxième Guerre mondiale. L’Express, Décembre 1996.

  Level Five comporte plusieurs séances de décryptage où l'on voit comment l'image de guerre passe commande à la mort  (à moins que ce ne soit l'inverse) : il y a cette bande d'actualités japonaises où les femmes d'Okinawa se précipitent du haut de la falaise. L'une d'elles hésite pourtant, voit qu'elle est filmée, et saute... Il y a ce sergent américain, décoré comme un héros après la guerre pour avoir planté la bannière étoilée sur le sol d'Okinawa au cours d'une mise en scène et sous

l'objectif des photographes. On lui avait interdit de révéler la supercherie, il devint fou, se suicida... Il y a enfin ce mort en torche que l'on retrouve dans tous les montages concernant les conflits dans le Pacifique. Dans une chute (non retenue  au montage) de la prise, Laura nous montre que le mort se relève, préférant vivre dans le hors-champ plutôt que mourir sacrifié dans le plan... Si les images sont nos souvenirs, elles prennent aussi part à la constitution de notre légende, et l'on voit de quel prix se paie le droit à la belle image : il faut mourir ou renoncer à l'innocence, Laurent Roth, 1997.  

                                                            Le film

                                                 Un documentaire riche  

Une mise en scène basée sur trois techniques: prise de vue avec caméra fixe et peu de prises extérieures, animation graphique et images d'archives. Le film est réalisé sous un angle de prises de vues rapprochées  ( plans serrés ), pour appuyer l'aspect dramatique des scènes filmées. Le cadrage des personnages en plans serrés, invite le spectateur  à s'impliquer pleinement dans ce qui est dit, et souligne l'importance de la parole. Laura est filmée en plan-séquence, donc des prises uniques sans montage. Première séquence, elle est cadrée de façon à nous mettre à l'aise, elle raconte.

Puis, peu à peu le niveau dramatique monte jusqu'à la dernière séquence. Laura est paniquée, troublée, l'angoisse complète. Elle commande sa caméra, elle zoome sur elle même, très très gros plan. Elle est dans le flou. Le film commence par des images de synthèse, une main qui dessine avec une souris puis on zoome sur l'écran. Une sculpture de visage sur lequel défilent des images. Puis, un bruitage sur la base d'un rythme régulier avec la  fréquences des bips d'un ordinateur. ce rythme régulier rappelle le rythme cardiaque, donc la vie. Une voix accompagne les images, le visage change de nature. On a tout de suite le décor. Une façon de situer le thème du film. Le contraste entre ordinateur (modernité) et une sculpture (souvenir et   mémoire).

Un homme, une femme, un ordinateur. C'est beaucoup plus intelligent que du Lelouch, puisque c'est signé Chris Marker, ce cinéaste français expérimental, secret, auquel on doit une série de films labyrinthiques dont le plus célèbre est sans doute «La jetée», le court métrage qui a inspiré «L'armée des 12 singes». Intéressé par la science-fiction et les nouvelles technologies, Marker se passionne pour Internet, comme en témoigne «Level 5». Poème cinématographique, «Level 5» s'affirme aussi comme le manifeste pour un nouveau cinéma, dans lequel l'électronique et l'inspiration remplaceraient l'investissement financier lourd. Chris Marker a réalisé son essai dans six mètres carrés, sans technicien, avec juste un PowerMac et une comédienne. Le cinéaste ironise: «Lelouch disait récemment qu'il rêvait d'un film sans techniciens. Je me demande ce qui l'en empêche. Si c'est seulement de trouver un producteur sans le sou, je peux lui en indiquer un...»    Antoine Duplan, 1998.

Le synopsis de Level Five est d'une simplicité déroutante : une femme, Laura (Catherine Belkhodja), hérite d'un ordinateur que lui laisse le narrateur du film (Chris Marker) ; sa tâche est de terminer un jeu vidéo consacré à la bataille d'Okinawa (1945), épisode décisif dans la conclusion de la seconde guerre mondiale, et terrible massacre encore sans nom... A l'inverse des jeux de stratégie classiques dont le propos est de renverser - ou d'esquiver -, le cours de l'histoire, ce jeu s'obstine à reproduire l'histoire telle qu'elle s'est accomplie. Laura accumule les pièces de la tragédie, sous forme d'images et de témoignages, jusqu'au moment où elles commencent à interférer avec sa propre vie. Hantée par les morts, Laura disparaît, tandis que le narrateur absent revient sur les lieux de son enquête. L. Roth 1997.

                                                  Deux histoires en un film

Laura, suite à la disparition de la personne qu'elle aimait, essaie de continuer la mise en  place de son logiciel de jeux. Interactif, ce logiciel est constitué de 5 niveaux. Le plus difficile et le plus élaboré étant le cinquième niveau « Level five».  Il comporte aussi un jeu sur la bataille d'Okinawa, que Laura reconstitue.

  Le film est un regard sur l'histoire personnelle de Laura, qui, en s'adressant à une caméra fixe, essaie de laisser une trace visuelle de son passé. A travers son témoignage devant la caméra qu'elle a fixée et à laquelle elle s'adresse en tant qu'interlocuteur, Laura va nous livrer ses angoisses. Elle nous fait vivre, parallèlement, la terrible réalité du suicide collectif des habitants d'Okinawa face aux troupes américaines lors de la deuxième guerre mondiale. Y-a-t-il une comparaison à faire entre la souffrance de Laura et celle de l'île d'Okinawa?  Okinawa a vécu la souffrance la plus unique, Laura vit une souffrance unique, la souffrance de la disparition d'un être cher. La bataille d'Okinawa, une page de la guerre du Pacifique oubliée, qui mène à Hiroshima.

  Interface: Laura parle face à l'écran, dialogue avec la machine L'homme est ailleurs. En voix off (Marker lui-même) ou dans une autre dimension puisque l'amoureux de Laura est mort. Peut-être est-il dans la machine, à côté de nous, spectateurs. Peut-être ne sommes-nous que de simples  pixels, de pauvres fantômes perdus dans un cyberspace qui nous dépasse? Le film commence par des images abstraites que n'importe quel oeil moderne décrypte comme une grande ville de nuit. Mais qu'est-ce que ces noirs piquetés de lumières auraient évoqué pour l'homme de Neandertal? De manière à la fois grave et ludique, louvoyant entre réalité et fiction, au gré de rêveries, d'associations d'idées, Laura va conjecturer que tout est illusion.Elle rédige un jeu vidéo consacré à la bataille d'Okinawa, une page de la guerre du Pacifique oubliée et falsifiée par l'Occident, qui mène à  Hiroshima. Les Américains ont perdu 12 000 hommes, les Japonais 100 000; l'Histoire n'a pas voulu retenir les 150 000 civils d'Okinawa, réputés  pour leur pacifisme et morts dans des conditions atroces, poussant la logique du suicide collectif jusqu'à massacrer leurs proches pour éviter de tomber dans les griffes de l'ennemi. Le deuil personnel de Laura donne la clé de la tragédie historique. Antoine Duplan, 1998.

Une magnifique réalisation, par une rétrospective et la caméra qui  prend la place d'un interlocuteur, à qui Laura s'adresse. Une mise en scène intelligente qui souligne la complexité de la réalité et des relations des individus et des groupes humains. Avec un cadrage fixe sur Laura, des jeux de lumière, d'animation graphique, et de trucage cinématographique, Chris Marker montre un talent pour faire surgir à la surface les horreurs de la guerre et les plaies du passé.

Un film où le jeu de va-et-vient entre le passé de Laura et les témoignages sur Okinawa oscille de façon formidable. Le téléspectateur est pris par la  main et introduit peu à peu dans le monde de Laura; une main d'un vieux personnage dessinant avec une souris d'ordinateur; est remplacée par une main d'une jeune qui reprendra le relais pour continuer la conception du jeu et par là-même, communiquer à travers un réseau, Pictural World Link), avec des mordus d'informatique et de la Cybernétique.  Peu à peu,  Laura touche la limite du réel; troublée, elle perd la notion d'existence, elle laisse tout tomber.

 Nous sommes dans un appartement. L'une des chambres est transformée en bureau. Le film se déroule au début d'un automne, une tranche de vie de deux mois durant lesquels Laura commence détendue. C'est vers la fin du mois de novembre qu'elle devient désorientée. Sept entretiens que Laura s'était auto-enregistré, ( 7 et 13 octobre, puis cinq en dix jours entre le 18 et le 29 novembre).

Une personne, invisible ( Chris Marker ), commente certaines séquences qui entrecoupent les entretiens de Laura qu'elle s'était enregistré elle-même et que nous visionnons durant le film. Laura va nous troubler, en racontant son expérience vécue à travers le OWL.  Elle nous accompagne et nous fait vivre ses sentiments de désorientation. On se met à sa place et on commence à revivre son histoire. Lorsque Laura disparaît à la fin du film,  on ne peut pas s'empêcher de penser à son histoire, et celle d'Okinawa. La mystérieuse Laura nous délivre une partie de son passé. Elle réussit son " login ",  puis nous laisse avec nos questions: que lui est donc arrivé ?

   

  Le politique

  A l'instar de Godard dans «Histoire(s) du cinéma», Marker démonte les discours et les images idéologiques. Il renvoie dos à dos les propagandes américaine et nippone qui assimilent l'ennemi à des «bêtes cruelles». Il parle du soldat Hayes qui a posé pour la photo emblématique du lever de drapeau sur Okinawa et n'a pas supporté cette supercherie. Il démontre l'effrayante puissance de l'image: s'ils n'avaient surpris l'oeil de la caméra, tel la gueule d'un fusil de chasse, cette femme au bord de la falaise, cet homme sur la tour Eiffel, auraient-il sauté? A. Duplan, 1998.

  Loin de l'histoire personnelle de Laura, le documentaire sur Okinawa est troublant. On découvre la guerre, les atrocités de se suicider, de se tuer, ou de tuer sa mère ou son fils, par amour, et aussi pour l'Empereur.

De la guerre, surgit le politique; le documentaire d'Okinawa nous amène en plein coeur du conflit américano-japonais. Ce documentaire, avec des images d'archives, nous fait toucher de près l'effet de la manipulation des masses, par le politique. On touche aussi, à travers les événements d'Okinawa, aux conflits idéologiques et à la volonté des américains de s'imposer pour faire plier les japonais.On touche aussi la volonté d'écraser l'ennemi.Les guerres des médias avec un ennemi désigné.

  D'abord par l'armée, puis par les chaînes de télévision. Cet ennemi tel que les armées le représente à leurs soldats avec une image de menace de la part du camp adverse. C'est cette image menaçante qui provoquera le suicide collectif du tiers des habitants d'Okinawa.Pour les militaires et les politiques, il faut donc inventer un ennemi et le désigner. Ceci fait partie de la règle du jeu.

  Les troupes américaines débarquent; la population se suicide. Le fait-elle par amour pour la patrie, ou par l'amour pour l'empereur ?    Se sacrifier pour la patrie, disparaître avant de se faire éliminer par un ennemi, est le choix de 150 000 habitant d'Okinawa, le tiers des habitants de lîle. Morts pour leur patrie, ils ont obéi à une directive: tuez-vous avant  de vous faire tuer. Ils ont fait le choix: mourir et de laisser l'île vide.

De l'autre côté -l'armée américaine ne trouvant pas de résistance-, on fabrique la scène du drapeau: six soldats, une caméra et une mise en scène pour l'acte symbolique du drapeau américain qui flotte sur l'île. Même si la prise de vue du même événement ne correspond pas à la photo montrée par la presse. Les américains arrivent, Okinawa est conquis.  Le film parle du soldat Hayes qui a posé pour la photo emblématique du lever de drapeau sur Okinawa et qui n'a pas supporté cette supercherie. Les japonais plus tard mèneront le raid du Pearl Harbour  ...... Hiroshima aura lieu quelques semaines plus tard.

  Le symbolique    

La mémoire d'Okinawa

L'île est vide; pourquoi un drapeau avec des soldats autour. Pourquoi cet effort pour immortaliser l'instant avec des photos? Le film souligne à quel point le symbolique est nécessaire, et doit être inventé;  ( image vidéo du drapeau américain hissé par 6 soldats). Commémorer les morts, jeter des fleurs ou des parfums dans l'eau, aller voir les sites, les tombes les cimetières, prier avec des rituels, invoquer les souvenirs, parler d'eux, ou encore visiter les endroits que les disparus fréquentaient;  tout cela ne les fait pas revenir alors que faire ? La dimension symbolique du film pose la question de la vie et de la mort. Ces racines de vie que l'on coupe selon un des témoins. Le film est un hommage aux victimes des guerres, notamment d'Okinawa. Hommage aux enfants qu'on a embarqués dans un bateau et qui ne se sont  jamais arrivés à destination. Un hommage aussi à ceux - manipulés par la propagande nationale- qui meurent ou se suicident pour la patrie.

Le film nous fait naviguer dans des passés à travers des mémoires. Celle de Laura, et  des survivants d'Okinawa, de témoins de la mort, d'enfants devenus adultes et qui racontent avec stupéfaction comment ils ont aidé des autres, -y compris des membres de leur famille-, à mourir ou à se suicider. Okinawa se donne à la mort, Laura se consacre à ramasser la mémoire d'Okinawa. Une mémoire qui hésite entre souvenir et oubli, entre la censure militaire et la vie des habitans de l'île. Les japonais essayent-ils d'oublier l'épisode Okinawa?  Les livres d'histoire ne mentionnent pas l'épisode d'Okinawa. Veulent-ils oublier que l'armée avait laissé des bombes aux civils pour se tuer; avec un mot d'ordre « ne pas se rendre»?

La mémoire, c'est le souvenir mais est aussi l'oublié. Pour éviter le traumatisme, la guérison est dans l'oubli. C'est ce que font peut-être les japonais. Les soldats américains aussi, notamment avec une scène très forte ou un survivant d'Okinawa, souffrant d'amnésie, commence à retrouver une partie de sa mémoire. Une scène censurée pendant plus de 30 ans, montre un soldat américain, qui a tout oublié. Il est aidé par un psychiatre pour se rappeler. Lorsque sa mémoire revient, il est bombardé une deuxième fois par la violence de ce qu'il a vécu à Okinawa. Avec cette scène, Chris Marker nous met face à une interpellation au sujet de la mémoire, et les souvenirs que chacun porte en soi. On se retourne vers Laura, elle est troublée. Elle, qui souffre justement,  car elle ne sait pas comment sortir de cette angoisse qui la tourmente. La mort elle la connait dit-elle, l'homme qu'elle aimait est mort. Elle, malgré sa disparition, lui parle tout les soirs. Le refoulé de Level Five, c'est une fois de plus l'histoire, sous forme d'un épisode qui n'a pas fini de faire retour : en débarquant les côtes de l'archipel d'Okinawa, les " marines " américains ne se doutaient pas qu'ils seraient l'instrument par lequel l'effroi régnerait durablement sur l'humanité occidentale. Okinawa fut à la fois l'occasion d'un grand massacre où 150 000 civils périrent, la plupart contraints au suicide par l'armée japonaise, et l'étape décisive dans la décision de  Washington d'utiliser l'arme atomique. La vigoureuse épuration menée après la guerre (le tribunal  international de 1949 concerna quelque 200 000 Japonais, 5 000 criminels de guerre furent jugés, 900 exécutés) n'a pu empêcher les vainqueurs d'écrire l'histoire à leur manière, et les vaincus de taire durablement cette page de honte. Le Monde diplomatique, Février 1997.

  Passé et présent cohabittent

Dès le début du film, passé et présent s'alternent: - visage humain  (nous, notre existence) - sculpture (nous, notre passé) - images de villes n'importe lesquelles  ( partout, neutralité ) - bruitage d'ordinateur  (Modernité, maintenant). Le jeu d'Okinawa et l'animation en trois dimensions sur écran vidéo, sont présents tout au long des séquences de Laura. Cette partie est centrale, puisque le film est composé de plusieurs séquences autour de la reconstitution de la pièce manquante du puzzle d'Okinawa.

Un visage sculpté, sur lequel on projette des images de villes. L'espace physique se confond avec celui du temps. Puis on se limite, nous sommes en occident, mais on vit les événements d'Okinawa à travers des images d'archives que l'on a stockés dans la mémoire de l'ordinateur. Ces images stockées vont servir de base pour reconstituer la mémoire de cette île. Le malaise s'installe, des images de suicide, puis des témoignages stupéfiants des habitants de cette île, avec sa  forme de dragon. On montre les cimetières, les dragons et les endroits des suicides collectifs. On montre aussi les hommages, les visites et les prières pour les disparus. Des images fortes de suicides, de brûlés à vif.  Des images en noir et blanc, accentuent le sentiment de rejet de ce qui s'est  passé, loin du voyeurisme, par respect pour les victimes.